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“The Tortured Poets Department” : que vaut le double album surprise de Taylor Swift ?

“The Tortured Poets Department” : que vaut le double album surprise de Taylor Swift ?



“All my mornings are Mondays / Stuck in an endless February / I took the miracle move-on-drug / The effects were temporary / And I love you / It’s ruining my life” (“Tous les matins sont des lundis / Coincés dans un février sans fin / J’ai pris des pilules miraculeuses pour remonter la pente / Les effets sont éphémères / Et je t’aime / Ça gâche ma vie”). Belle ouverture de pop vaporeuse pour Fortnight, que Taylor Swift partage avec Post Malone, portée par des synthés kavynskiesques. Efficace, et à l’image de l’album.

Concernant le casting, rien de neuf sous le soleil swiftien. Enregistré entre Los Angeles, Nashville et New York (aux studios Electric Lady, chic), The Tortured Poets Department a été confectionné avec deux de ses fidèles complices, Jack Antonoff et Aaron Dessner, de The National. Deux duos au compteur, Fortnight où l’on entend (un peu) Post Malone, donc, et Florida !!! avec Florence Welch, qui enrobe de dentelle victorienne le mastodonte pop. Et si l’on analyse la structure sonore, la pop imparable de 1989 (son cinquième album sorti en 2015) n’est pas très loin, portée par les beats lo-fi de Guilty as Sin, la guitare slide témoignant des origines country de Swift sur I Can Fix Him (No Really I Can) ou les superbes cordes du London Contemporary Orchestra sur Clara Bow. Côté narration, pas de surprise non plus : Tay-Tay nous raconte comment on lui a brisé le cœur et comment elle s’en est remise, avec quelques plumes en moins mais le panache renouvelé.

Une jolie blonde ruminant ses chagrins ?

Le morceau-titre, franchement savoureux en termes de songwriting, en témoigne : “Who’s gonna know you, if not me ? I laughed in your face and said, ‘You’re not Dylan Thomas. I’m not Patti Smith. This ain’t the Chelsea Hotel. We’re modern idiots’. And who’s gonna hold you like me? Nobody. Nofuckinbody” (Qui te connaît, sinon moi ? Je t’ai ri au nez et j’ai dit : ‘Tu n’es pas Dylan Thomas. Je ne suis pas Patti Smith. Ce n’est pas le Chelsea hôtel. Nous sommes juste des idiots d’aujourd’hui.’ Et qui va te tenir comme moi ? Personne”).

Plus que la plupart des pop stars américaines, Taylor Swift sait qu’elle a une belle plume et s’en sert comme d’un outil multi-fonctionnel. Lequel est parfois noyé dans des arrangements poussifs, ce qu’on constate sur un But Daddy I Love Him plus acide qu’il n’y paraît… Mais Swift est également consciente qu’on peut la réduire facilement à une jolie blonde ruminant ses chagrins d’amour dévastateurs – d’autant qu’elle en a fait son fonds de commerce. Surtout face à des musiciens au passé sous substances comme son ex Matty Healy, du groupe The 1975, auquel elle fait plusieurs fois référence ici, dézinguant sa respectabilité de bad boy qui se prend pour un poète maudit.

Une artiste ambitieuse, en quête d’amour

Avec My Boy Only Breaks His Favourite Toys, elle souligne par ailleurs la capacité masculine à faire de leur compagne un jouet-trophée pour mieux le disloquer. Quand il fait référence à un groupe WhatsApp, créé par son ancien grand amour Joe Alwyn avec (les irrésistibles) Paul Mescal et Andrew Scott, The Tortured Poets Department n’explore pas seulement son aventure avec Healy : l’album retrace, plutôt avec bienveillance mais aussi parfois avec colère, sa rupture avec l’acteur britannique. En témoigne l’un plus beaux titres du disque, écrit avec Dessner, So Long London : “I’m pissed off you let me give you all that youth for free.” Les rythmiques electro se pressent autour de son angoisse, sans jamais connaître d’explosion salvatrice. “Ça me rend dingue que tu m’aies laissé te donner toute ma jeunesse gratuitement” : qui ne se l’est jamais marmonné à soi-même après l’agonie d’une relation longue durée ?

Surtout lorsqu’on est une femme soumise aux diktats de péremption imposés par la société patriarcale. Pas le droit d’être amoureuse, malheureuse et de le montrer, sinon on est niaise. Ou croqueuse d’hommes – même Joni Mitchell y a jadis eu droit. Pas le droit d’être une femme d’affaires avertie, sinon on est vénale. Pas le droit de faire de la pop calibrée aux refrains à reprendre en chœur, sinon on n’est bonne qu’à touiller la soupe. Le rap à succès actuel n’étant pas moins formaté, on peut s’interroger sur ces démonstrations de snobisme face à une chanteuse pop qui n’a pourtant jamais cherché à se faire passer pour autre qu’elle-même : une artiste ambitieuse, en quête d’amour de la part du monde entier.

31 titres

Mais puisqu’il s’agit de pop, Swift s’amuse avec des punchlines immédiatement inscrites dans nos rétines : “Now I’m down bad crying at the gym / Everything comes out teenage petulance / ‘Fuck it if I can’t have him’” (“Maintenant, je suis déprimée, je pleure à la salle de sport / Tout ressort avec une pétulance adolescente / ‘Je m’en fous si je ne peux pas l’avoir’”), confesse-t-elle dans Down Bad. Cette aptitude à rendre son écriture immédiatement visuelle, voire cinématographique, ou du moins clipesque, Taylor Swift la cultive toujours avec dextérité.

N’alignant pas les tubes, rusé et produit au millimètre, The Tortured Poets Department est plutôt réussi, mais ne surprend guère. Hormis par sa longueur : aux 16 pistes originelles se sont ajoutées last minute une version Anthology de 15 autres titres, qu’on pourrait d’emblée croire dispensables. À tort. Le rythme s’y ralentit, les ballades sont moins dissimulées derrière une rutilante armure pop. Place à l’organique du piano sur How Did it End? ou de la guitare avec The Prophecy : “Don’t want money / Just someone who wants my company” (“Je ne veux pas d’argent / Juste quelqu’un qui cherche ma compagnie”). Entre toutes ces complaintes, et une baisse de régime prompte à l’ennui, se glisse le slacker rock de So High School, afin de remonter le moral des foules. Et celui de Taylor Swift, par la même occasion. C’est là que réside l’un des enjeux narratifs de The Tortured Poets Department : la manière dont elle se livre à ses fans dans ses morceaux a autant participé à la gloire de son autrice qu’à ses failles affectives.

Une écriture cathartique

Sur la conclusion du premier volet de The Tortured Poets Department, Clara Bow, elle souligne le gouffre que peut représenter la célébrité. Pour rappel, Bow, à qui Swift a souvent été comparée, avait été réduite au rang de it-girl enchaînant les relations amoureuses. Elle avait choisi de se retirer d’un show-business maltraitant. On a beau lui rappeler ses similitudes avec la chanteuse Stevie Nicks (“In ’75, the hair and lips / Crowd goes wild at her fingertips Half moonshine, a full eclipse”), Swift n’est pas dupe : un jour, on dira à une autre qu’elle ressemble à Taylor Swift. La conclusion de la version Anthology, The Manuscript, en dit long sur ce que signifie livrer un album : aussi intime soit-il, il ne nous appartient plus dès lors qu’on le partage : “The only thing that’s left is the manuscript / One last souvenir from my trip to your shores / Now and then I reread the manuscript / But the story isn’t mine anymore” (“Il ne reste plus que le manuscript / Un dernier souvenir de mon voyage sur tes rivages / De temps en temps je relis le manuscript / Mais l’histoire n’est plus la mienne”). Et si l’on souffre, ne jamais oublier de sourire au public. Côté cœur ou sur scène, the show must go on – un thème récurent de son corpus, qu’elle exprime plus directement dans I Can Do It With a Broken Heart : “He said he’d love me all his life / But that life was too short / Breaking down I hit the floor / All the pieces of me shattered / As the crowd was chanting ‘MORE!’.”

Paradoxalement, Swift garde le pouvoir sur ce qu’elle a de plus précieux : son écriture cathartique. “I was tame, I was gentle / Til the circus life made me mean / Don’t you worry folks, / We took out all her teeth / Who’s afraid of little old me ?! / Well you should be.” (“J’étais apprivoisée, j’étais douce / Jusqu’à ce que tout ce cirque me rende méchante / Ne vous inquiétez pas les amis / Nous lui avons arraché toutes les dents / Qui a peur de mon petit vieux moi ?! / Eh bien, tu devrais l’être”), chante-t-elle dans Who’s Afraid of Little Old Me.

Si, après l’écoute de The Tortured Poets Department, Taylor Swift ne parvient toujours pas à nous effrayer, elle nous aura un peu plus attaché à ce qu’elle est : une artiste mainstream chargée de symboles (affectifs, politiques, économiques) s’agitant comme des breloques, mais qui puise inlassablement dans l’intimité d’une chambre à coucher. Elle continue d’en fixer obstinément le plafond, habitée par ses rêves d’amour, de gloire et de beauté. Devenus réalités, combien de temps encore pourront-ils lui fournir sa substance musicale ?

Taylor Swift, The Tortured Poets Department, Polydor/Universal.

Pochette de « The Tortured Poets Department » de Taylor Swift © Taylor Swift / Universal



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Author : Sophie Rosemont

Publish date : 2024-04-19 13:50:15

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