Après Nothing but a Man de Michael Roemer, (re)découvert l’an dernier, voici une autre pièce maîtresse du cinéma afro-américain qui resurgit des limbes, Bushman, tourné en 1968 par David Schickele et demeuré très longtemps inédit, y compris aux USA, malgré un prix remporté en 1971 au festival de Chicago. Sur une ligne de crête entre documentaire et fiction, sans jamais qu’on sache clairement ce qui relève de l’un ou de l’autre, Bushman met en scène Paul Eyam Nzie Okpokam, un Nigérian exilé en Californie pour cause de guerre civile. Les deux hommes s’étaient rencontrés quelques années au Nigéria, où Schickele avait séjourné en tant que membre du Peace Corps (une force d’intervention pacifique indépendante du gouvernement américain) pour échapper à la conscription au Vietnam. Ensemble, les deux hommes avaient déjà collaboré sur un documentaire anti-colonialiste, tourné au Nigeria, Give Me a Riddle (1966).
Film purement déambulatoire, Bushman suit l’errance de son personnage dans une Californie où il fait de multiples rencontres. Pas de narration bouclée ici, bien au contraire, mais une série de dialogues plus ou moins picaresques qui mettent en lumière le profond décalage entre l’exilé nigérian et la communauté noire américaine. En effet, le film de David Schickele met en lumière un sujet rarement traité : les fantasmes des Afro-Américains sur l’Afrique, considéré davantage comme un continent mythique que comme un territoire réel. Même les militants les plus chevronnés – par exemple ceux des Black Panthers – peinent à réaliser que la guerre civile au Nigéria n’est pas un conflit lointain entre tribus obscures. Avec un certain sens de l’ironie ou de la satire, Schickele jette un pont entre l’Afrique et l’Amérique pour mieux constater le fossé abyssal qui sépare les deux continents. Paul Eyam Nzie Okpokam apparaît ainsi comme le révélateur d’un fossé culturel impossible à combler.
La souffrance de l’exil
Formellement, Bushman est d’une grande liberté. Empruntant les techniques du cinéma direct, David Schickele ne lâche pas un instant son personnage, habité par une colère sourde et une lucidité non dénuée d’humour. La parole de l’exilé Nigérian est une matière précieuse que le film recueille et met en scène, à la fois comme acte politique et comme puissance de fabulation. Ce qui signifie que les récits de Paul Eyam Nzie Okpokam, qui ne cesse d’évoquer, sur un ton très inspiré, son pays d’origine, sont la matière même de cette fiction aux allures faussement documentaires. Donnant l’illusion du direct, Bushman est un conte moderne, âpre et très politique, qui met en lumière, sans aucun pathos, la souffrance de l’exil et l’illusion de l’intégration. À la fin du film, le réel revient en force. Schickele annonce en voix-off que son ami nigérian va être expulsé des USA, malgré son travail de professeur à l’université. À cet instant, le voile se déchire définitivement et Bushman devient un document brûlant sur une situation tragique qui en rappelle d’autres, plus contemporaines et tout aussi dramatiques.
Bushman, de David Schickele, version restaurée 4K, en salle le 24 avril
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Author : Thierry Jousse
Publish date : 2024-04-22 12:34:50
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