Une enfance en banlieue, dans les années 1970 et 1980. Rien à faire, sauf lire. Et tous les vendredis soir, à 21 h 30, un rendez-vous : Apostrophes de Bernard Pivot. Sorte de portail magique qui ouvre sur un monde fascinant. Celui de la littérature, mais pas seulement : la littérature vivante, d’aujourd’hui, incarnée dans des voix, des styles de parlé (et d’écrire), des corps.
L’animateur, qui les a tous lus, est un corps lui aussi, une voix, il a une gestuelle (quand il se penche en avant vers l’écrivain qu’il interroge, l’air passionné ou dubitatif, bienveillant ou agacé…), un timbre. Il joue parfois au naïf comme l’inspecteur Columbo, est enthousiaste, retors, revient sur la question quand l’autreur·ice s’y est dérobé·e. À travers sa présence, il transmet son enthousiasme, sa gourmandise : il n’y a rien de plus important, fascinant, que les écrivain·es, que les livres, que l’écriture, que leurs univers.
La littérature au centre de la vie et de la société
Un homme se consacre à la lecture et nous invite à ses côtés, tel encore un petit détective, pour déchiffrer son énigme, son secret. Annie Ernaux a le temps d’y présenter Passion simple, Marguerite Duras de faire silence entre chaque phrase, Patrick Modiano, celui de s’interrompre lui-même. C’était une époque où les écrivains à la télé, un vendredi à 21 h 30, c’était deux millions de spectateur·ices. Pivot, c’était énorme. Et ça a été fabuleux d’avoir cette enfance-là, de grandir avec lui, d’apprendre avec lui, et grâce à lui, de voir que les écrivain·es étaient des hommes et des femmes, avec leurs vies, leurs mondes, accessibles.
Bien sûr, le journaliste a parfois trébuché, été victime des paradoxes de son époque – une complaisance affichée envers Gabriel Matzneff reçu à Apostrophes, une description de Lolita comme “perverse”, ce qui fut radicalement rejeté par Vladimir Nabokov insistant pour dire que c’est une enfant et une victime. Mais, Apostrophes est ce lieu où l’on se contredit, s’engueule, débat, s’aime ou se déteste : un lieu vivant qui remet la littérature au centre de la vie et de la société. De ses propres livres, puisque Pivot a écrit et publié, dès 1959, le roman L’Amour en vogue, il détestait parler. Il se disait d’abord lecteur des livres des autres.
Mes préférences vont pour ceux, les plus personnels, où il parlait de son rapport à son métier de façon intime, quitte à dévoiler les clés d’une personnalité pourtant prompte à s’effacer : Le Métier de lire, bien sûr, mais aussi Les Mots de ma vie, ou Oui, mais quelle était la question ? Merci, Bernard Pivot, d’avoir été un si magnifique passeur.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 9 mai 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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Author : Nelly Kaprièlian
Publish date : 2024-05-09 04:30:00
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