“A quoi sert le management ?”, interrogeait la Une de L’Express le 10 novembre 1969, alors que “le mot et la chose arrivés d’Amérique après la guerre” en étaient à leurs balbutiements dans les entreprises françaises. Cinquante-cinq ans plus tard, le management, son enseignement et sa pratique sont partout. Dans les open spaces, le sport, l’administration, les écoles de commerce, les librairies et parfois même dans des endroits où on ne l’attend pas, comme ces formations qui proposent “le travail à pied avec un cheval pour renforcer la cohésion d’équipe et la prise de décision rapide”. Coaching à gogo, outils gadgets prisés des RH, livres de développement personnel… Jamais les cadres n’ont été autant inondés de discours et pseudo-techniques censés leur faciliter la tâche.Comme toutes les sciences humaines et sociales, le management ne se prête pas forcément aux sciences dures. Mais les recherches, nombreuses, publiées depuis un demi-siècle – et trop souvent ignorées des entreprises – nous éclairent sur les méthodes qui ont fait leurs preuves ou pas. L’Express en passe quelques-unes en revue. Dans ce cinquième épisode, place au brainstorming.EPISODE 1. De Teams à WhatsApp… Les dégâts des notifications sur notre concentration au travailEPISODE 2. MBTI, Disc, ennéagramme : la grande arnaque des tests de personnalité en managementEPISODE 3. L’écoute active, une technique qui a ses limitesEPISODE 4. Tous les feedbacks sont-ils bons à donner ou à recevoir ?EPISODE 6. Entretien annuel d’évaluation : pourquoi cet exercice génère “beaucoup de déception”EPISODE 7. PowerPoint : ce qui fait une présentation réussie (ou ratée) d’après les experts“Je nous cale une réunion brainstorming avec toute l’équipe mercredi matin.” Se réunir autour d’une table, à quatre, six, huit voire une dizaine de personnes pendant une heure. Réfléchir collectivement autour d’un sujet dans une ambiance sympathique bien que parfois un peu brouillonne. Combien de fois sommes-nous vraiment ressortis d’une séance de brainstorming avec un plan d’action ? “C’est un vieux débat qui scientifiquement est aujourd’hui à peu près tranché, mais il existe un décalage important entre ce que la recherche sur le brainstorming a montré et ce que les entreprises font dans la pratique”, constate Nicolas Michinov, professeur de psychologie sociale cognitive.Premier enseignement, contrairement à ce qu’avançait dans les années 1950 le publicitaire américain Alex Osborn, l’inventeur du brainstorming, les groupes ne produisent pas deux fois plus d’idées que les individus seuls. C’est même tout l’inverse, puisqu’en 1958 une étude de trois chercheurs de l’université Yale, confirmée par des décennies de recherche sur le sujet, a établi que les groupes produisent globalement deux fois moins d’idées que les individus seuls. Comme le rapporte le spécialiste Olivier Sibony dans son livre Vous allez redécouvrir le management ! (Flammarion, 2020), une méta-analyse a conclu en 1991 que la perte de productivité induite par le brainstorming est “hautement significative et d’une forte magnitude”, et “non compensée par une amélioration de la qualité”.L’appréhension d’être évalué par les autresDeuxième enseignement, qui n’est pas contradictoire avec le précédent : “La littérature scientifique est unanime, que ce soient les recherches en laboratoire ou celles sur le terrain : les gens apprécient de se retrouver autour d’une table pour échanger des idées”, avance Nicolas Michinov. Qui soulève un lièvre : “ils ne se posent pas la question de l’évaluation de l’efficacité de leurs pratiques”.Ce qui nous conduit au troisième enseignement, l’importance du nombre de participants. Une méta-analyse de deux chercheurs américains publiée en 2007 montre qu’à partir d’un certain nombre de personnes, environ dix, le brainstorming électronique (faire produire des idées à partir d’un chat, d’un système informatique, d’une application dédiée) devient beaucoup plus efficace que le brainstorming verbal ou même nominal (les gens travaillent seuls, et on rassemble ensuite les idées).Plusieurs raisons à cela. “Dès lors qu’on a recours à l’écrit, on a une moindre perte d’efficacité”, résume Nicolas Michinov. Par efficacité, comprenez le nombre d’idées produites, leur richesse et leur élaboration. “Les techniques de brainstorming ou de ‘brainwriting’ électroniques sont susceptibles de réduire l’appréhension d’être évalués chez les membres du groupe, notamment ceux qui sont socialement inhibés”, abondent les travaux de trois chercheurs américains publiés en 2023. Si le brainstorming oral est une technique pauvre, c’est en raison des facteurs inhibiteurs du processus de groupe. A commencer par le blocage des productions orales : dans un collectif, tout le monde ne participe pas, certains monopolisent la parole, et pendant que l’un expose son idée l’autre oublie la sienne ou essaie de la retenir, puis trouve qu’elle n’est plus utile, et finit par s’autocensurer. Deux autres facteurs contaminent le brainstorming oral : l’appréhension d’être évalué par les autres (et qu’à travers ses idées ce ne soit la personne elle-même qui soit critiquée) et l’effet de paresse sociale. Dans ce dernier cas, si on n’identifie pas qui contribue à quelle idée, chacun va se reposer sur les autres, et à la fin on a une moindre production d’idées.Quatrième enseignement, soigner la composition des participants. “Le fait de mélanger des membres de groupes issus de différents départements et dont l’expertise ou les caractéristiques personnelles varient peut accroître le potentiel créatif des groupes. Cela permettra également d’accroître les liens sociaux entre les membres des différents départements”, concluent les trois chercheurs américains cités plus haut.Dernier enseignement, la recherche sur le brainstorming a ses limites. Dans la pratique, il y a des choses qu’on ne peut pas exactement faire comme on le fait en laboratoire, observe Nicolas Michinov : “Dans les brainstormings, il y a souvent un facilitateur qui anime la séance, dans la recherche il n’y en a pas. Or on sait qu’avoir une personne qui veille au respect des règles, c’est mieux que de ne pas en avoir.”Décorréler bonne ambiance et efficacitéReste une question : la bonne ambiance générée par ces brainstormings oraux ne contribue-t-elle pas à une plus grande motivation et donc à une plus grande productivité des individus ? “Certaines études montrent que le lien entre la bonne ambiance dans un groupe et son efficacité n’est pas systématique, il est nécessaire de décorréler ces deux aspects”, balaie Nicolas Michinov.S’il n’existe pas de recette miracle du brainstorming, veillez à prévoir des pauses, cela facilitera non seulement la stimulation du groupe, mais surtout l’incubation des idées. Privilégiez le brainstorming hybride (une part d’écrit, puis oral), comme la méthode pool (on met ses Post-it au milieu de la table, et on regarde qui veut les idées des autres) ou la méthode 6-3-5 (six participants proposent chacun trois idées en cinq minutes sur des feuilles de papier, puis ils se les passent pour améliorer les propositions du voisin). Ceux qui tiennent à leur dose de bonne humeur pourront ainsi continuer de lancer des brainstormings, à condition donc d’y injecter un peu plus de rigueur. Il ne faudrait pas en effet que certaines idées s’échappent dans la nature, ou pis… n’apparaissent pas.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2024-05-10 04:13:15
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