Le monde serait dirigé en secret par une cabale sataniste et pédophile dont les figures de proue seraient notamment Joe Biden, Hillary Clinton, Bill Gates, George Soros ou encore Tom Hanks. Des élu·es démocrates, des élites d’Hollywood et leurs “allié·es juif·ves” exploiteraient des enfants qu’il·elles abuseraient sexuellement et dont il·elles extrairaient le sang pour en faire un élixir de jouvence, selon des thèses antisémites remontant au Moyen Âge. Ce fameux adrénochrome, prélevé lors d’abus rituels sataniques, permettrait à Biden de se maintenir en forme. Gérard Fauré, un personnage qui se présente comme un “ancien dealer du Tout-Paris”, affirmait l’année dernière dans TPMP sur C8 qu’il circulerait aussi en France, dans les soirées de Pierre Palmade.
Bienvenue dans l’imaginaire délirant de QAnon, cette mouvance née dans les cercles radicaux de l’extrême droite américaine en 2016. Des États-Unis au reste du monde, les thèses complotistes de Q, comme on l’appelle aussi, infusent des franges toujours plus larges de la société. Des élu·es républicain·es de premier rang comme la sénatrice Marjorie Taylor Greene s’en revendiquent ouvertement.
Même Donald Trump, autrefois mal à l’aise avec ces théories délirantes, leur fait désormais des clins d’œil quand il ne les endosse pas explicitement. Il a notamment partagé sur son réseau Truth Social une photo retouchée de lui-même portant un “Q” au revers de son veston en 2022. Sous le pin’s de la photo, le slogan de QAnon, “La tempête arrive” (The Storm Is Coming), allusion à la “bataille ultime” des forces du Bien contre le Mal. Selon elles·eux, celle-ci aura lieu bientôt, aux États-Unis. Vous devriez vous y préparer et vous munir d’armes pour rejoindre le combat, l’heure venue.
Le retour du “pizzagate”
Si les réseaux sociaux avaient banni ces idées nauséabondes en 2022, Elon Musk leur a rouvert les portes de Twitter, désormais X, en restaurant les comptes d’influenceur·ses QAnon tel Michael Flynn, ancien conseiller du président Trump. Le patron de Tesla fait aussi partie de ceux et celles qui ont appelé à la libération de Jacob Chansley, le “Q Shaman” qui s’était fait photographier avec le drapeau américain peint sur le visage et des cornes le 6 janvier 2021, lors de l’assaut du Capitole.
Sur son compte X aux 180 millions d’abonné·es, il redonne même une seconde vie au “pizzagate”, cette théorie selon laquelle des gosses seraient enchaîné·es et abusé·es, caché·es sous une pizzeria à Washington, où le directeur de campagne d’Hillary Clinton avait ses habitudes. Edgar Maddison Welch y débarqua le 4 décembre 2016, fusil automatique en main, afin de libérer les enfants, avant d’être arrêté par le FBI.
D’après une étude publiée l’année dernière par le Public Religion Research Institute, l’observatoire de l’évolution de la pensée religieuse aux États-Unis, 25 % des Américain·es croient en l’existence d’une élite mondiale pédosataniste. Une popularité d’autant plus inquiétante que certain·es de ces crédules se considèrent comme des combattant·es et sont prêt·es à prendre les armes si leur messie Trump se voyait, comme en 2020, “voler” la prochaine élection. Plus d’une trentaine d’actes violents, outre-Atlantique comme ailleurs, sont associés à la mouvance ou revendiqués par ses adeptes depuis 2016. On citera entre autres plusieurs fusillades, l’attaque d’un centre de vaccination à Tokyo, des tentatives de kidnapping de figures politiques, comme le président canadien Justin Trudeau ou l’ancienne présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi.
Un véritable Q culte
À ce jour, personne n’a pu identifier l’initiateur du mouvement, le mystérieux Q anonyme, dont les messages cryptiques ont forgé la légende et donné son nom à QAnon. Dans ses premiers messages, postés à partir du 28 octobre 2017 sur le forum de discussion anglophone 4chan, Q se présente comme un haut fonctionnaire américain ayant accès à des données ultra-confidentielles. Il a pour mission d’aider le président Trump en informant le public du sens véritable de son élection : stopper le réseau secret et “l’État profond” (deep state).
Une fascination et un véritable culte se forgent bientôt autour de Q. Ses fans fantasment sur la véritable identité du “lanceur d’alerte”. Certain·es remarquent que le Q correspond à un haut niveau d’habilitation défini par le département de l’Énergie américain pour avoir accès à des documents classés secret défense. Une autre piste se dessine début 2018, lorsque le sociologue Florian Cramer envoie à ses ami·es du collectif Luther Blissett une enquête parue dans Vice sur QAnon, avec ce commentaire : “Apparemment, quelqu’un a pris votre livre et en a fait une théorie du complot pour l’alt-right.”
Le Luther Blissett Project (LBP) est un pseudonyme sous lequel, durant les années 1990, des centaines d’artivistes et artistes du monde entier ont monté des canulars médiatiques, farces et interventions artistiques. Empruntant son nom à un footballeur anglais, le LBP se définit sur son site web (lutherblissett.net) comme “un exercice d’anonymat, de créativité de groupe et d’introduction des idéaux de gauche dans le courant de pensée dominant”.
Parmi ses canulars notoires, on citera entre autres la pratique du football à trois équipes, le vernissage de l’exposition des peintures abstraites de Loota, la femelle chimpanzé sauvée des mains de scientifiques sadiques à la Biennale de Venise de 1995, annulée la veille de son ouverture. Ou encore l’exposition d’œuvres puis l’arrestation par le régime de Milošević d’un artiste dissident serbe qui n’a jamais existé, Darko Maver. Si le LBP s’est fait hara-kiri en 1999, certain·es de ses membres ont poursuivi leurs activités au sein d’une nouvelle entité anonyme, Wu Ming. Les idées, principes et la philosophie potache du LBP et de son successeur semblent aux antipodes de la mouvance d’extrême droite QAnon.
Fantasmes sataniques
Sauf si l’on remonte au dernier fait d’armes du LBP, un roman devenu un best-seller publié dans le monde entier, Q, traduit en français sous le titre L’Œil de Carafa (Seuil, 2001). Le roman raconte le voyage d’un jeune révolutionnaire à travers l’Europe du Nord au XVIe siècle. Ce héros, qui opère sous plusieurs noms, incite les chrétiens anabaptistes à se révolter. Un agent papiste, sous le nom de code Q, le poursuit pour saborder ses tentatives d’insurrection en répandant de fausses informations visant à semer la discorde parmi les paysans rebelles, les hérétiques et les anabaptistes.
“Prenez maintenant l’histoire de QAnon, explique Wu Ming 1, co-créateur du collectif, dans son essai Q comme qomplot : comment les fantasmes de complot défendent le système (Lux Éditeur, 2022). Un héros anonyme qui se fait appeler Q affirme avoir accès à des informations ultra-confidentielles des plus hautes sphères du gouvernement américain. Agissant dans l’ombre pour le président Trump, il a comme mission d’informer le peuple, afin de le préparer à la bataille finale entre le Bien et le Mal, ‘la tempête’, dans le vocabulaire QAnon. C’est exactement notre scénario ! Non seulement Q semblait citer des pans entiers de notre livre, poursuit Wu Ming 1, mais il redonnait vie aux fantasmes sur le satanisme et la pédophilie que nous avions étudiés et contestés à l’époque de Luther Blissett.”
À commencer par leur plus grand canular médiatique, ces prétendues messes noires qui se seraient déroulées dans les environs de Viterbe, près de Rome, au milieu des années 1990. Choqué·es par l’emprisonnement d’un certain Marco Dimitri, accusé à tort de viols sur mineur·es lors de rituels satanistes dans un climat de chasse aux sorcières, les membres de Luther Blissett vont mener en bateau les grands médias. Reprenant les arguments à charge contre l’accusé, ils et elles conçoivent des vidéos mettant en scène des rituels sataniques. Ces images sont envoyées à plusieurs rédactions, accompagné d’un message anonyme alertant sur l’existence de cérémonies démoniaques. Plusieurs journaux reprennent l’information, avant que le LBP dévoile le pot aux roses et révèle la supercherie. Son procès sera dès lors révisé, et Marco Dimitri libéré et indemnisé pour avoir passé quatorze mois en prison.
Q joue sur les peurs paniques et l’emballement médiatique dès qu’on évoque la pédophilie, le satanisme ou toute forme de complot fomenté en haut lieu.
Pendant trois ans, Wu Ming 1 a étudié et démonté les rouages de QAnon. On sent dans sa fascination/répulsion pour le mouvement né sur 4chan le sentiment de l’inventeur du golem ou de Frankenstein face à sa créature qui lui échappe. Q joue sur les peurs paniques et l’emballement médiatique dès qu’on évoque la pédophilie, le satanisme ou toute forme de complot fomenté en haut lieu. L’auteur rappelle aussi le principe fondamental de toutes les opérations de Luther Blissett, la phase de révélation du canular (debunk en anglais), censée apprendre au grand public à se méfier des médias de masse et à aiguiser son sens critique.
Sauf qu’à l’heure des infox, le procédé ne fonctionne plus. Il est désormais devenu quasiment impossible de stopper les rumeurs les plus folles qui circulent sur la toile. Et le succès planétaire de QAnon, qui se nourrit de mensonges et de délires paranoïaques, le démontre. Les Wu Ming se sont d’ailleurs longtemps demandé si Q ne serait pas lui-même un canular au départ. Le compte original a cessé de poster dès l’hiver 2018. Il aurait voulu se moquer de l’alt-right puis aurait préféré disparaître, face au monstre qu’il aurait créé à son corps défendant. Là aussi toutefois, les ancien·nes de Luther Blissett, passé·es maîtres dans la création d’identités fictives, pourraient s’interroger sur leur responsabilité.
Le vrai est un moment du faux
L’écrivain britannique Stewart Home a participé avec des membres du LBP en 1995 à un de ces pranks (canulars), l’opération Harry Kipper, qui avait consisté à mettre en scène la disparition d’un artiste conceptuel à la frontière italo-yougoslave. “J’incarnais le rôle d’un ami londonien de Harry, se souvient Home. J’ai amené les journalistes italiens dans des endroits prétendument fréquentés par l’artiste, qui bien sûr n’existait pas.” Il a ensuite signé ou préfacé plusieurs pamphlets de Luther Blissett, notamment Guy Debord est réellement mort. Ces expériences d’usurpation d’identités multiples permettent à Wu Ming 1 de déconstruire efficacement les légendes urbaines associées au Q des QAnon. Il connaît parfaitement les rouages de l’entourloupe d’identité autant que les phobies dont se nourrissent les théories complotistes.
Il raconte ainsi dans Q comme qomplot comment certain·es disciples sont convaincu·es que derrière leur héros Q se cache JFK Jr., le fils du président Kennedy assassiné à Dallas en 1963. Si John-John est officiellement mort dans un accident d’avion le 16 juillet 1999, il se révélera bientôt et déclarera son alliance avec Trump. QAnon en aurait les preuves, comme cette photo montrant la tombe de JFK Jr. vue du ciel, formant la lettre Q. Sauf que la photo en question montre en fait le parterre situé devant la tombe de JFK Sr., de forme simplement circulaire.
Quant à l’identité d’emprunt supposée de JKF Jr., qui serait Vincent Fusca, consultant financier à Pittsburgh, Pennsylvanie, “il existe réellement un consultant à Pittsburgh qui porte ce nom, écrit Wu Ming 1. Chapeau noir, cheveux longs et barbe inculte, il apparaît souvent dans la foule lors des meetings de Trump, et sur certaines photos à côté de Trump en personne.” Pourtant, il ne ressemble en rien aux photos de JFK Jr. “Chirurgie esthétique”, rétorquent les QAnon convaincu·es.
Tout comme pour Banksy, personne ne saura peut-être jamais qui se cache vraiment derrière le compte de Q. Plusieurs enquêtes suggèrent qu’il pourrait s’agir du conspirationniste américain Ron Watkins ou d’administrateur·rices de la plateforme 4chan, bien qu’il·elles s’en défendent. “Il me semble peu probable que les QAnonistes aient connaissance de Luther Blissett ou du roman Q, estime pour sa part Stewart Home. Mais ça aussi, c’est un excellent prank.”
Ne faudrait-il pas arrêter de monter ces canulars médiatiques, qui risquent de nous échapper de plus en plus ? “Tôt ou tard, tout est récupéré par le Capital ou par nos ennemis politiques”, estime Home, qui cite aussi Guy Debord : “Le vrai n’est qu’un moment du faux.” En attendant, des dizaines d’élu·es du Sénat et du Congrès américains se réclament aujourd’hui de QAnon, à tel point qu’on parle désormais de QMAGA pour signifier l’alliance nouvelle des trumpistes de Make America Great Again et des conspirationnistes de Q.
Source link : https://www.lesinrocks.com/politique/aux-origines-de-qanon-ces-complotistes-dextreme-droite-dragues-par-donald-trump-616275-11-05-2024/
Author : Yann Perreau
Publish date : 2024-05-11 17:00:00
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