“L’anéantissement du corps noir est une tradition qui fait partie de l’héritage national”, écriviez-vous il y a dix ans dans votre texte Entre le monde et moi [publié en France en 2016 sous le titre Une colère noire]. Croyez-vous que l’Amérique ne pourra jamais mettre fin à cette violence systémique ?
Ta-Nehisi Coates — Nous vivons dans un pays où l’histoire de l’esclavage est plus ancienne que celle du pays lui-même. Or, qu’est-ce que l’esclavage, si ce n’est la domination du corps de l’autre ? En Amérique, cette domination est structurelle. Elle ne s’exprime pas qu’à travers le travail ; elle s’affirme par les abus sexuels. L’agression sexuelle des femmes noires est inscrite dans le corps de chaque Afro-Américain qui a des ancêtres esclaves. Notre histoire est rythmée par des lynchages à répétition. Si un homme noir regarde une femme blanche d’une manière trop insistante par exemple, il peut être tué. Pensez aussi à Medgar Evers, à Martin Luther King, à tous les défenseurs des droits civiques tués par des suprémacistes blancs dans les années 1960. Jusqu’à George Floyd, torturé à mort par la police le 25 mai 2020 à Minneapolis. On a assisté après ce meurtre par le policier Derek Chauvin au plus grand mouvement de protestation de l’histoire récente aux États-Unis ; mais cette protestation vient de loin.
Croyez-vous encore dans la possibilité d’une Amérique post-raciale ?
Le suprémacisme blanc reste très fort. Il est à la base de tout. On peut tenter une comparaison avec l’Europe, où l’antisémitisme est enraciné. Y aura-t-il un jour une fin de l’antisémitisme en Europe ? Je ne le pense pas, en dépit du fait qu’il est évidemment puni par les lois. Comme l’antisémitisme en Europe, le suprémacisme blanc reste très difficile à ébranler en Amérique, tant il y est ancré.
Quel héritage Joe Biden laissera-t-il, à votre avis, dans la société américaine ?
Je pense que, malheureusement, son héritage est en train de s’effondrer à Gaza en ce moment même. Tout ce qu’il a pu faire de bien dans le pays ne pèse plus aux yeux des Américains qui lui reprochent son soutien à Benyamin Netanyahou dans son offensive contre Gaza. Beaucoup d’électeurs de la gauche américaine sont déçus. Les jeunes, notamment parmi les musulmans et les Afro-Américains, sont en train de lâcher Biden. L’idée que la seule façon de répondre au massacre du 7 octobre soit de tuer 25 000 personnes est insensée ; le soutien et le financement de l’administration Biden à ce massacre sont scandaleux. Nous allons payer très cher et pendant longtemps notre soutien à Netanyahou. Joe Biden risque vraiment de perdre l’élection de novembre prochain pour cela.
Si Trump gagne en novembre, qu’est-ce que cela signifierait pour l’Amérique ?
La démocratie sera menacée à tous les niveaux. Imaginez qu’une figure politique ayant essayé de provoquer un renversement violent du gouvernement avec l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 puisse revenir au pouvoir ! C’est dire combien le respect de la démocratie ne serait pas un souci pour nombre d’électeurs américains. Il y aura des conséquences terribles.
Comment comprendre que tant d’Américain·es soutiennent Trump ?
Vous savez, l’Amérique n’a pas une très longue histoire en tant que démocratie. Elle pense que c’est le cas, mais c’est faux. Elle n’a pas vraiment été une vraie démocratie avant les années 1960. La plupart des membres de ma famille qui vivaient dans le Sud ne pouvaient pas voter, tout comme une grande partie de la population, en raison de sa couleur. Il faudra quand même attendre 1965, année de l’adoption de la loi sur le droit de vote pour que tous les électeurs noirs puissent enfin exercer leurs droits démocratiques. Je ne sais donc pas comment on peut parler de démocratie. Les Américains les plus âgés sont nés dans un pays pré-démocratique. Il n’est donc pas surprenant qu’ils soutiennent quelqu’un qui cherche à renverser la démocratie. Ce n’est pas un concept sacré pour eux. Ils ne veulent la démocratie que pour eux-mêmes, qu’entre eux.
Pensez-vous qu’une personnalité nouvelle dans le paysage de la gauche américaine, comme Alexandria Ocasio-Cortez, pourrait un jour devenir présidente ?
C’est difficile à dire. C’est vrai qu’elle est l’un des nouveaux visages de la gauche radicale américaine, très écoutée chez les jeunes notamment, qui sont plus ouverts aux idées progressistes. Mais elle est aussi très contestée par un puissant mouvement “anti-woke”.
Comment comprenez-vous que beaucoup d’artistes noir·es, de Pharrell Williams à Beyoncé, s’intéressent aujourd’hui à la country, associée dans l’imaginaire à la culture des Blanc·hes ?
Je pense que les artistes afro-américains revendiquent la figure du cowboy pour rappeler une histoire invisibilisée des États-Unis. Ils reviennent simplement à une situation factuelle, aux racines oubliées. Vous savez, c’est un pays où il n’y a pas de musique country sans musique noire. Le blues est à la base de la country. Ce qu’ils disent, c’est que si vous occultez la musique noire de la musique populaire américaine, de la country en particulier, il reste très peu de chose. On est souvent surpris lorsque les Noirs reprennent des formes de musique codées comme blanches, mais on s’étonne moins lorsque les Blancs reprennent des formes de musique dites noires. Cette asymétrie est quand même étrange.
Comment analysez-vous la persistance du racisme, alors que la culture noire sous toutes ses formes s’est largement ancrée dans le paysage social ?
Une partie des Blancs, en particulier les hommes blancs hétérosexuels, qui regardent le monde culturel et politique américain, comprennent qu’ils n’occupent plus seuls tous les lieux de pouvoir importants. Or ils n’aiment pas ça. Prenons le sport. Ces dernières années, nos plus grands quarterbacks du Super Bowl, nos meilleures joueuses de tennis, notre meilleure gymnaste… sont des personnes noires. Certains diraient que beaucoup de nos grands acteurs sont noirs. Nous vivons évidemment dans l’ombre d’un président noir. Nous avons actuellement une vice-présidente noire. La présidente de Harvard était, jusque très récemment, une femme noire. Ce que tout cela signifie, c’est que, dans un pays où toutes ces places étaient auparavant occupées par des hommes blancs, les Noirs ont pris leur place. Et il y a des gens pour qui c’est vraiment important de laisser aux Blancs le monopole de leur puissance. On assiste donc aujourd’hui à un retour de bâton : ceux qui veulent retrouver l’Amérique blanche.
Entre le monde et moi – Lettre à mon fils de Ta-Nehisi Coates (Autrement), traduit de l’anglais (États-Unis) par Karine Lalechère, 208 p., 19 €. En librairie.
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Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-05-12 17:00:00
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