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Christophe Boltanski :  “Je suis hanté par cette histoire d’un monde qui bascule du jour au lendemain”

Christophe Boltanski :  “Je suis hanté par cette histoire d’un monde qui bascule du jour au lendemain”



Dans le Gers, une fermière a été piétinée par sa vache le jour où elle prend sa retraite. En Seine-Saint-Denis, des hommes ont organisé une descente dans un campement de roms, accusés d’être des voleurs d’enfants. Dans l’Aude, un jeune homme noir a failli être lynché lors d’une fête de village. Chaque fois, Christophe Boltanski est allé sur place, prenant le temps d’écouter les gens et d’explorer minutieusement les lieux.

Ces textes, premier volume d’une nouvelle collection chez Autrement, ont été publiés dans le magazine Zadig, créé par Éric Fottorino, où sont confiées à des romancier·ières des enquêtes au long cours. Christophe Boltanski, grand reporter pour Libération, Le Nouvel Obs ou Kometa, prix Femina 2015 pour La Cache (Stock),où il racontait l’histoire de sa famille paternelle, excelle dans cet exercice de narration non fictionnelle, par son art du portrait, sa capacité à dire en peu de mots toute une existence. On retrouve ici l’émotion qui planait sur Les vies de Jacob (Stock 2021), où il reconstruisait patiemment la vie d’un inconnu découvert dans un lot des photographies privées. Reste que plusieurs de ses enquêtes, réalisées dans tous les coins du territoire, révèlent une réalité glaçante. 

Vous avez été correspondant de guerre et dans ce livre vous écrivez sur des faits divers en France. Qu’est-ce qui change ?

Christophe Boltanski –  En tant que correspondant de guerre, on affronte l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec. Ici, je me plonge dans de petites histoires et c’est ce qui m’a passionné. Les faits divers constituent de formidables portes d’entrée dans des mondes auxquels on n’a pas forcément accès. Ceux qui m’intéressent sont ancrés dans un territoire. Par exemple, l’article sur les piqûres sauvages. C’était une psychose collective, dans des concerts ou des boîtes de nuit des garçons piqueraient des filles à leur insu. Plus d’un millier de plaintes a été déposé mais les enquêtes n’ont rien donné. On n’a identifié aucune substance, on n’a arrêté personne. Comment raconter ça ? Je suis tombé sur cette fête de village, un petit papier dans la presse locale. Près de Carcassonne s’était déroulé un lynchage digne de l’Alabama, sans l’intervention d’une personne extérieure il y aurait eu un mort : un jeune homme, accusé de piqûres simplement parce qu’il était noir. 

Autre rumeur effarante : celle d’une camionnette conduite par des roms qui enlèveraient des enfants pour des trafics d’organes ou des réseaux pédocriminels. 

Elle a entraîné une cinquantaine d’agressions de campements, c’est considérable. Si une autre communauté avait été touchée il y aurait eu un retentissement plus grand, mais les roms sont invisibles. Ce qui m’a sidéré, c’est que des gens ont été arrêtés pour avoir attaqué ces campements, il y a eu des procès, et quand on se plonge dans les dossiers judiciaires le nom des victimes ne figure pas. Des personnes ont été tabassées, les flics sont intervenus, ils ont séparé victimes et agresseurs mais n’ont pas estimé nécessaire de prendre les noms des victimes. Dans n’importe quelle autre affaire ce serait impensable. Et c’était intéressant de voir comment la machine des réseaux sociaux peut mettre en branle une armée entière de gens prêts à tuer. Cette histoire m’a terrifié. Elle se déroulait en Seine-Saint-Denis, un des départements les plus pauvres de France, les agresseurs étaient eux-mêmes des gens stigmatisés, et c’était des hommes qui avaient un métier, une famille, des enfants. Mais certains étaient prêts à tuer pour, dans leur esprit, de bonnes raisons. Je pense que c’est malheureusement une leçon universelle. Dans Des hommes ordinaires, Christopher Browning raconte que la Shoah par balles a été mise en œuvre par des réservistes qui n’étaient ni membres du Parti nazi ni sortis des jeunesses hitlériennes. Ils n’étaient pas obligés de faire ce qu’ils ont fait et pourtant ils l’ont fait. Des psychologues l’ont montré : si certaines conditions sont réunies, beaucoup de gens passent à l’acte. 

Le racisme revient souvent dans les faits divers que vous racontez. 

C’est peut-être à l’image de ce pays.

Justement, après ces enquêtes, est-ce que votre regard sur le pays a changé ?

Je ne sais pas. Je pense qu’on est tous marqués par nos histoires familiales et je le suis par celle de mon grand-père paternel, qui a dû se cacher pendant la guerre. Un médecin qui a obtenu des bourses pour étudier, passé des concours, un homme installé devient soudain un paria qui a tout perdu. Je suis hanté par cette histoire d’un monde qui bascule du jour au lendemain. La société qui nous entoure a l’air tellement stable, assise sur des institutions, des lois, mais elle peut se transformer en autre chose. C’est ce qu’un fait divers me rappelle, en fait. Et le phénomène peut toucher toutes les classes sociales, comme dans l’article à propos d’un immeuble à Paris, où un banal jardin collectif met le feu aux poudres. Ces histoires de voisinage me travaillent. Les voisins, c’est à la fois quelque chose de formidable, c’est l’entraide, la solidarité, tous ces grands mots du vivre ensemble, mais il suffit d’un rien pour que ça bascule dans quelque chose de très dur. Des génocides ont été commis ainsi. Au Rwanda, en Bosnie, ce sont des voisins qui en massacraient d’autres. 

Propos recueillis par Sylvie Tanette

La fermière tuée par sa vache et autres faits divers de Christophe Boltanski (Autrement collection Zadig), 208 p., 15 €. En librairie.



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Author : Sylvie Tanette

Publish date : 2024-05-19 18:18:07

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Tags :Les Inrocks

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