Près de 80 millions de tonnes d’aciers produits par an. 160 000 salariés dans le monde, dont 15 000 en France, un chiffre d’affaires de plus de 79 milliards de dollars en 2022 et une production d’acier qui alimente 17 % des voitures construites dans le monde… Le groupe sidérurgique ArcelorMittal est un mastodonte industriel. Mais avec une activité qui nécessite un recours constant au charbon — le coke, essentiel pour produire ses alliages — c’est aussi une des entreprises les plus émettrices de la planète. En France, le groupe représente à lui seul près d’un quart des rejets de CO2 du secteur industriel.Contrainte de se décarboner, l’entreprise (qui vise la neutralité carbone en 2050) doit désormais opérer des changements très importants de procédés industriels. Nouveaux réacteurs pour la transformation du minerai de fer, utilisation de l’hydrogène, captage de CO2… Les leviers sont nombreux. Mais verdir a un prix : près de 9 milliards d’euros seront investis par le groupe d’ici à 2030. Et la concurrence, faussée par des différences de réglementation, est féroce. La délocalisation en dehors de l’Europe d’une partie des activités d’ArcelorMittal est-elle inévitable ? Eric Niedziela, le président d’ArcelorMittal France, n’exclut pas cette possibilité.L’Express : Au niveau européen, ArcelorMittal s’est fixé comme objectif une réduction de 35 % de ses émissions d’ici 2030. Cela signifie changer radicalement les procédés industriels, comment comptez-vous y parvenir ?EricNiedziela : Nous disposons de trois moyens d’action. Le premier consiste à intégrer encore plus de ferraille de récupération dans nos processus de fabrication d’acier actuels, qui sont fortement carbonés en raison de l’utilisation dans les hauts fourneaux de charbon. L’usage de cette matière recyclée devrait doubler d’ici 2030 pour nous permettre de réduire de 8 à 10 % nos émissions de CO2 par rapport à nos rejets actuels. Le deuxième levier, qui représente un vrai basculement, c’est de se passer du coke – du charbon – et d’effectuer la réduction du minerai de fer avec du gaz naturel. Cette solution nous permettrait de réduire de près de 65 % les émissions de carbone vis-à-vis d’un haut-fourneau classique qui émet 1,8 à 2kg de CO2 par kilo d’acier produit.À terme, le gaz naturel sera remplacé par l’hydrogène lorsque ce dernier sera disponible et compétitif. Cette solution permettra de réduire d’environ 90 % l’émission de CO2. Mais nous n’y sommes pas encore. La troisième solution, qui interviendra en complément, est la capture du CO2, suivie de son stockage ou de sa réutilisation.Le gaz naturel va donc garder une place importante dans vos procédés industriels ?Il faut comprendre que la production d’acier vert en utilisant de l’hydrogène n’a encore jamais été démontrée à cette échelle et pour de telles capacités sur le long terme. Les dispositifs intégrant le gaz naturel ou l’hydrogène sont les mêmes, c’est pourquoi nous voulons démarrer avec le gaz, car il y a une courbe d’apprentissage indispensable avant d’arriver à l’hydrogène et car ce dernier n’est aujourd’hui pas disponible. Cela dit, il faut souligner que nous sommes directement impactés par la guerre en Ukraine et la régulation de la Commission européenne qui a banni l’utilisation du gaz russe pour l’énergie et de manière plus générale pour les industries fossiles. Or c’est un réducteur de minerais de fer dans nos procédés.Demandez-vous une exception pour vous faciliter la transformation ?Je ne sais pas s’il faut parler d’exception. Nous avons toujours envisagé le gaz naturel comme une énergie de transition en Europe, mais il se trouve que le recours à cette énergie utilisé aux Etats-Unis pour fabriquer le même produit que celui que nous produisons en Europe n’est pas taxé comme ici. Or le prix de l’acier est mondial, et l’Europe laisse la porte ouverte aux importations, nous n’évoluons donc plus dans une compétition loyale. Cela signifie que les investissements menés par nos concurrents américains, notamment du fait du programme d’investissements verts de l’Inflation reduction act, peuvent être beaucoup plus performants économiquement et à intensité carbone équivalente.La taxe carbone aux frontières de l’Europe peut-elle répondre à cette problématique ?C’est un mécanisme que nous avons appelé de nos vœux, mais nous ne saurons qu’en 2026 si il est efficace et ces conclusions seront fondées sur une analyse menée en 2023… Pourtant nous devons investir dès maintenant, pour respecter nos engagements et parce que nos quotas d’émissions gratuits sont amenés à s’arrêter quasiment en 2030.Au-delà du mécanisme d’ajustement carbone, il faut renforcer les barrières aux importations sur notre continent. Lorsque Donald Trump a lancé sa politique de l’America first a instauré des droits de douane sur l’acier entrant aux États-Unis, les importations se sont dirigées vers l’Europe. L’UE a réagi en mettant en place des quotas d’importation, qui se relâchent chaque année. Mais cela ne suffit plus. Les quotas doivent être plus stricts, car nous devons faire face désormais aux surcapacités de production en Chine, ce qui accroit le flux d’acier vers l’Europe. Cette situation rend notre activité intenable, d’un point de vue environnemental, mais aussi d’un point de vue social. D’autant que nos concurrents profitent de conditions favorables et de schéma d’aides à l’investissement que nous n’avons pas en Europe.Beaucoup de doutes planent sur l’hydrogène, sur sa disponibilité mais aussi sur son coût, comment voyez-vous ces problématiques ?Si on veut que l’hydrogène occupe une place importante dans le processus de décarbonation, il faut regarder les choses de manière pragmatique. Avons-nous suffisamment de puissance d’électrolyseurs [NDLR : les machines permettant de produire de l’hydrogène à partir d’eau et d’électricité] ? Il y a eu ces dernières années beaucoup de progrès dans ces technologies, mais en 2022, les capacités mondiales de production – concentrées en Chine – atteignaient 800 mégawatts, et 1,4 gigawatt environ en 2023. Or 800 MW, c’est la puissance dont on aurait besoin pour décarboner le seul site de Dunkerque… La technologie, même si elle progresse, est donc très loin des 6,5 gigawatts de capacité d’électrolyseurs dont nous aurions besoin en 2030. Les objectifs qui ont été fixés concernant l’utilisation de l’hydrogène pourront ne pas être atteints à temps.N’oublions pas non plus le prix de l’électricité qui compte pour 70% dans celui de l’hydrogène vert. Même si les énergies renouvelables coûtent de moins en moins cher, il n’est pas possible aujourd’hui de produire un hydrogène vert compétitif. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est un hydrogène à environ 8 euros le kilo. A ce tarif là, pour produire du minerai de fer préréduit, nous sortirions du marché.Comment comptez-vous résoudre la question du coût et de l’acheminement de l’électricité ?Les volumes d’électricité nécessaires à nos nouveaux procédés de production vont être très importants : entre quatre et quatorze fois plus qu’aujourd’hui si on inclut la production d’hydrogène. Nous avons donc passé un contrat à long terme avec EDF pour une fourniture d’électricité étalée sur plusieurs années. Cela doit couvrir une partie significative de nos besoins. Nous sommes également en discussion avec RTE pour faire évoluer la ligne à haute tension située entre la centrale nucléaire de Gravelines et notre site de production à Dunkerque. L’alimentation électrique de nos installations à Fos-sur-Mer devra également être repensée.A combien estimez-vous le prix de l’acier “vert” par rapport à celui produit dans vos hauts fourneaux actuellement ?Je ne peux pas répondre précisément à cette question. En Europe, les importations peuvent se faire à des prix bien inférieurs à nos coûts de production. Si on parvient, sur l’ensemble des leviers industriels, à produire un acier décarboné qui soit équivalent à ce que l’on produit aujourd’hui avec du charbon, alors on restera producteurs d’acier sur le Vieux Continent. Mais pour le moment, on n’a pas le sentiment que sur le très long terme, nos clients soient capables d’accepter une production d’acier qui se fasse avec de l’hydrogène à 8 euros le kilo.Si on n’arrive pas à avoir un prix de l’électricité raisonnable, une partie de nos activités – la fabrication du préréduit – devra être réalisée ailleurs. La finalisation des produits, qui nécessite l’usage de fours électriques, resterait en France.Une partie des activités d’ArcelorMittal pourraient être délocalisée aux Etats-Unis ?Nous n’en sommes pas là. Cependant, je note que les Etats-Unis ont une politique qui soutient la demande alors que l’Europe taxe les producteurs d’acier qui ne se décarbonent pas. On paye d’ores et déjà des droits de CO2 pour produire une partie de notre acier alors que des importateurs ne sont pas taxés. Dans nos procédés de production, la ressource en électricité verte va devenir déterminante. Donc les régions dans lesquelles vous trouvez beaucoup de solaire, d’éolien, ou de gaz avec de la séquestration de carbone, deviennent des zones géographiques compétitives.La transition est-elle incompatible avec le maintien de la compétitivité en Europe ?Non, je pense que cette transition est possible si l’Europe se protège des importations. Nous devons investir pour nous décarboner, ce que nos concurrents étrangers ne sont pas obligés de faire. Nous attendons de la régulation européenne qu’elle prenne conscience du schéma de temps dans lequel elle nous met vis-à-vis des autres parties du monde.Vous bénéficiez pourtant d’un soutien financier très important de la part de l’Etat : 850 millions d’euros pour le projet de transformation à Dunkerque. N’est ce pas un coup de pouce suffisant ?Cela fait partie des éléments très favorables. Et c’est pour cela que nous croyons dans cette notion de transition énergétique de nos sites. Mais il faut voir sur la durée du projet, c’est-à-dire une quinzaine d’années, quelle sera la rentabilité.Les activités d’ArcelorMittal en Inde ne semblent pas être aussi décarbonées que celles que vous présentez à Dunkerque. N’y a-t-il pas une ambiguïté à poursuivre ces projets ?Il n’y a aucune antinomie entre ce qu’on fait en Inde et en Europe. Nous avons un objectif qui est de réduire de 25 % l’empreinte carbone du groupe dans le monde. Et je peux vous garantir que les hauts fourneaux qui sont en train d’être construits en Inde vont déjà réduire significativement notre empreinte carbone sur place car ils seront beaucoup moins émissifs en CO2 et seront prêts à utiliser des technologies de captation.Dans un groupe mondial comme le nôtre, l’idée de travailler sur différentes solutions est nécessaire. Cela nous permet de déterminer quel est le meilleur processus et de mettre en œuvre le plus adapté dans chaque région du groupe. Je ne vois pas d’antinomie, je pense plutôt qu’il s’agit d’une excellente stratégie.
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Author : Valentin Ehkirch, Sébastien Julian
Publish date : 2024-05-20 06:30:00
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