En s’asseyant pour commencer l’interview, Barry Keoghan prend pour plaisanter un fort accent américain : “Allez, je vais faire tout l’entretien comme ça.” C’est qu’il doit beaucoup y penser dernièrement à cet accent, qui n’a jamais été une mince affaire pour les jeunes pousses britanniques appelées à s’américaniser, et forcées de se défaire de leurs intonations UK pour des résultats variablement réussis (Keira Knightley dans Domino, oups). Keoghan, lui, n’a pas très envie d’abandonner ses “fecking” dublinois. Andrea Arnold les a gardés intacts dans Bird, bien que l’action se déroule dans le Kent, dans une région à la fois balnéaire et prolétaire qui évoque une sorte de Calabre anglaise. “Mais il y a beaucoup d’Irlandais dans le coin, qui y vont en vacances ou qui y ont déménagé”, précise-t-il : on ne se pose pas plus de question et on accepte la singularité, à la manière de l’accent dauphinois de Raphaël Quenard dans le Languedoc de Chien de la casse.
Le rôle de ce jeune père vivant dans un squat avec ses enfants déjà adolescents, des nuées d’ami·es, et la femme qu’il s’apprête à épouser au grand dam de sa fille, n’est pas sans faire écho à l’instabilité de sa propre enfance. “Je n’ai pas envie de rentrer dans des détails douloureux, vous trouverez tout sur Internet de toute façon.” De sa jeunesse dans le quartier le plus pauvre de Dublin, Summerhill, de sa mère décédée d’une overdose alors qu’il avait 12 ans, des innombrables foyers où il a fait et défait ses valises avant de s’installer chez sa grand-mère, le film vient d’une certaine manière panser les plaies. “C’est un personnage assez instable et extrême, sans doute défaillant comme père à certains endroits, mais qui est sauvé par sa tendresse, et que son amour empêche de se comporter immoralement.”
Sincere dad music
Depuis sa révélation en 2017 par le Dunkerque de Nolan, l’acteur n’a encore qu’assez timidement cédé aux sirènes hollywoodiennes, si ce n’est un passage chez Marvel passé pratiquement inaperçu (Les Éternels). C’est encore dans les îles Britanniques, où il n’habite pourtant plus, qu’il a continué de se hisser vers les seconds (Les Banshees d’Inisherin) puis premiers rôles (Saltburn). “La première chose qui m’attire dans un film, c’est sa familiarité. Instinctivement, j’ai plutôt envie de raconter des histoires qui font témoignage de quelque chose que j’ai vécu ou vu, même si vous pouvez le comprendre dans un sens large, pourquoi pas dans de la science-fiction.” Ou du conte, comme dans Bird, où l’ancrage loachien se nappe d’une dimension onirique et animale dont son personnage, Bug, endosse la symbolique autour de l’insecte, tandis que celui de Franz Rogowski prend celle de l’oiseau – ce qui grouille et qui rampe contre ce qui s’envole et se libère.
Il y a aussi la musique, cette “sincere dad music” piochée dans le répertoire brit rock des années 1990 dont le film montre, au-delà de sa qualité d’emblème générationnel, le rôle social joué par ces morceaux qui peuvent paraître encore plus beaux et toucher à leur finalité ultime quand ils sont chantés non plus par leurs interprètes mais par dix Anglais avinés se serrant dans les bras. C’est Keoghan lui-même qui a choisi les deux plus importantes du film : Lucky Man de The Verve et surtout The Universal de Blur, qu’il chante plusieurs fois dont une en solo pour sa mariée. “C’est ma chanson préférée, je suis très touché qu’Andrea m’ait permis de la mettre dans le film et de lui donner un rôle aussi important.”
Le prochain Joker
Quand on lui demande ce qu’il aime le plus jouer, il répond sans hésiter : “Écouter. Dans toutes les classes d’impro, les acteurs ont tendance à remplir l’air, à gesticuler. Ne rien faire, écouter, regarder son partenaire dans les yeux est une chose bien plus difficile et passionnante.” Réponse convaincante, bien que pas tout à fait évidente à conjuguer avec le goût manifeste de l’acteur pour les partitions saturées d’expressivité à tous crins (Les Banshees). Il n’a pas à en rougir pour autant : ce n’est pas un hasard s’il vient de décrocher la nouvelle incarnation du rôle dont rêvent tous les cabotins du monde, le Joker du prochain Batman. “Je n’ai pas le droit de vous en dire plus, je suis simplement très excité…” On peut nous lui dire ceci : c’est le seul rôle – avec celui de Vito Corleone – à avoir déjà rapporté l’Oscar à deux acteurs différents.
Bird d’Andrea Arnold, avec Nykiya Adams, Barry Keoghan, Franz Rogowski (Royaume-Uni). En compétition.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/cannes-2024-barry-keoghan-la-premiere-chose-qui-mattire-dans-un-film-cest-sa-familiarite-619356-22-05-2024/
Author : Théo Ribeton
Publish date : 2024-05-22 12:13:15
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