Dans sa dernière ligne droite, le festival semblait avoir trouvé sa palme incontestable : présenté la veille du palmarès, Les Graines du figuier sauvage soulevait une très vive émotion et prenait la tête des pronostics. L’évasion d’Iran de son réalisateur Mohammad Rasoulof, condamné début mai à huit ans de prison, la virulence et le courage de la critique politique qu’opère son film à l’endroit de l’oppression du régime iranien semblaient augurer d’une Palme à valeur d’intervention comme le festival en a régulièrement décerné (L’Homme de fer de Wajda en plein mouvement Solidarność, Yol de Yilmaz Güney, alors que le cinéaste kurde était incarcéré, Fahrenheit 9/11 de Michael Moore pour tenter d’éviter la réélection de Bush…).
Le jury présidé par Greta Gerwig a déjoué cette attente sans pour autant dénier au film sa valeur symbolique. Les Graines du figuier sauvage s’est ainsi vu récompensé ) cette occasion d’un prix spécial du jury. Ce qui a valu une prise de parole très habitée de Rasoulof, dédiant son prix aux membres de son équipe “qui ne sont pas là, retenus par les services secrets iraniens”. Avant de se déclarer “ravi que le film soit montré, reconnu, mais chagriné par la catastrophe que vit son [mon] peuple, pris en otage par le régime de la République islamique”.
La cérémonie n’a pas réservé un coup de tonnerre aussi tonitruant que le discours de Justine Triet l’an passé. S’y sont pourtant fait entendre des prises de position et des paroles fortes. Nadine Labaki (membre du jury) et Lubna Azabal (présidente du jury des courts métrages) ont ainsi fait référence au conflit à Gaza (sans toutefois le nommer). Extrêmement émue, Karla Sofía Gascón, lauréate avec ses co-interprètes d’Emilia Perez d’un prix collectif d’interprétation – en plus d’un prix du jury pour Jacques Audiard, complétant sa collection déjà très fournie de statuettes cannoises –, a dénoncé “la souffrance des personnes trans” et leur exclusion du milieu du cinéma. Coralie Fargeat, prix du scénario pour The Substance, a diagnostiqué le besoin “d’une révolution [féministe] qui n’a pas encore commencé”.
Payal Kapadia, lauréate du grand prix, Sean Baker Palme d’or
Payal Kapadia, lauréate du grand prix pour All We Imagine as Light, a quant à elle soutenu, sans le citer mais avec une très grande clarté, le mouvement Sous les écrans la dèche. Payal Kapadia encore, mais aussi Miguel Gomes, en notant l’extrême rareté en compétition de films issus de leurs pays (Inde, Portugal), ont ouvertement critiqué une certaine rigidité des frontières cinématographiques dessinées par le festival.
Enfin, Sean Baker, à l’issue d’un discours prenant le parti de la salle contre les écrans domestiques et fustigeant la mainmise des compagnies de la “tech” sur l’industrie du spectacle, a dédié sa Palme remportée pour Anora aux “travailleur·euses du sexe, passé·es, présent·es et à venir” – un soutien tout à fait inédit dans l’histoire des discours de remerciement du festival. Des paroles politiques engagées donc, mais aussi des choix précurseurs : c’est la première fois qu’une actrice transgenre obtient un prix d’interprétation cannois ; la première fois qu’une réalisatrice indienne est sélectionnée puis primée.
Contrairement à ce qu’affirmaient les pronostics, ce n’est donc pas la dimension d’urgence et de gravité politique qui a prévalu dans les choix du jury. Mais plutôt une certaine idée du cinéma. Une idée à la fois œcuménique, avec une Palme d’or décernée à un film séducteur, accueillant, à la fois consensuel et très réussi (Anora) ; mais aussi ménageant une forte visibilité à la part la plus formaliste et expérimentale des films présentés en compétition : l’élégie vaporeuse à la sororité du très atmosphérique All We Imagine as Light (Payal Kapadia) ; ou encore le travail de pastiche ironique et savamment ouvragé de Miguel Gomes dans Grand Tour. En fin de compte, cette 77e édition nous a paru d’une grande richesse, avec des sections parallèles fortes (une Quinzaine des cinéastes audacieuse, une Semaine de la critique comportant des révélations marquantes). Mais la compétition, censée représenter une sorte de ligue A du cinéma d’auteur·ice, n’était pas forcément le lieu le plus stimulant du festival – y compris à l’intérieur de la sélection officielle, qui comprenait quelques grands films hors compétition, à commencer par Miséricorde d’Alain Guiraudie. À l’intérieur d’une compétition en demi-teinte, le palmarès a donc su opérer des choix à la fois inattendus et éclairés.
Le Palmarès complet
Palme d’or Anora de Sean Baker
Grand Prix All We Imagine as Light de Payal Kapadia
Prix du jury Emilia Perez de Jacques Audiard
Prix de la mise en scène Grand Tour de Miguel Gomes
Prix spécial du jury Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof
Prix d’interprétation féminine Collectif pour Karla Sofía Gascón, Zoe Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz dans Emilia Perez de Jacques Audiard
Prix d’interprétation masculine Jesse Plemons pour Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos
Prix du scénario The Substance de Coralie Fargeat
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/cannes-2024-payal-kapadia-sean-baker-un-palmares-juste-et-equilibre-619895-25-05-2024/
Author : Elsa Pereira
Publish date : 2024-05-25 20:50:32
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