Dévoilé il y a plusieurs mois avec l’affiche conçue par la dessinatrice Fanny Michaëlis, le titre-slogan “La BD à tous les étages” faisait naître beaucoup de promesses. Celles-ci seront bien tenues tant, à partir du mercredi 29 mai et jusque début novembre, le Centre Pompidou va réserver une place inédite, pour une telle institution muséale, au monde des bulles, cases, expérimentations et nouvelles écritures graphiques.
Pour l’occasion, le musée s’appuie sur plusieurs collectionneurs privés (au premier rang Michel-Edouard Leclerc), plusieurs galeristes et le Musée de la BD d’Angoulême – comme il ne possède qu’une planche d’Hergé.
Au 6e étage, la BD à 360°
Sobrement intitulée Bande dessinée à 1964-2024, la phénoménale exposition principale (800 œuvres présentées) s’ouvre par des créations murales du Français Blutch. Il y revisite des dessins de la mangaka Kuniko Tsurita, de l’Américain Gilbert Shelton et des Français Jean-Claude Forest et Fred. Cette entrée en matière symbolise la démarche multidirectionnelle des deux commissaires Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen. “C’est la première exposition à couvrir les trois territoires majeurs de la BD : l’Amérique, le Japon et l’Europe”, confirme Anne Lemonnier.
La première salle inscrit cette rétrospective dans l’underground avec des focus sur trois revues qui, chacune à leur manière, ont provoqué un violent passage à l’âge adulte de la bande dessinée dans les années 1960, Hara-Kiri en France, Garo au Japon et le Zap Comix de Crumb. À partir de là, la déambulation devient thématique – entre rire, effroi, anticipation, récit autobiographique… – tout au long d’une allée centrale toujours en mouvement.
Un quart d’autrices
Dans une scénographie claire et immersive due à Laurence Le Bris, chaque sous-partie est en effet annoncée par des écrans où sont projetés des extraits de l’émission Tac au Tac ou du film Akira d’Otomo, des gags d’Anouk Ricard ou l’intégralité d’Ici, le huis clos génial de Richard McGuire.
Spécialement pour l’événement, Zeina Abirached a recomposé à la tablette graphique deux pages de son Piano Oriental pour rendre compréhensible au plus grand nombre le travail en numérique. “On montre aussi comment peu à peu les femmes prennent leur espace, trouvent leur voie à l’intérieur d’un univers qui était essentiellement masculin dans les années 60, précise Emmanuèle Payen. Claire Bretécher, Florence Cestac ou Chantal Montellier ont été les pionnières d’une féminisation de cette expression artistique”. Les deux commissaires annoncent un casting au quart féminin avec, en plus des noms déjà cités, la Canadienne Julie Doucet, l’Autrichienne Ulli Lust, les deux Américaines Emil Ferris et Alison Bechdel, les Françaises Nicole Claveloux, Marion Montaigne et Marion Fayolle (qui investit par ailleurs la galerie des enfants pour une “exposition-atelier”).
Parmi les pièces à ne pas manquer, on citera l’intégralité des planches de la BD d’horreur La Fillette de l’enfer d’Hideshi Hino, la maquette de la ville imaginaire du Canadien Seth, les wallpapers hallucinants de Chris Ware ou le petit mémorial réservé à l’élaboration du Maus d’Art Spiegelman avec, à écouter, les enregistrements du père de celui-ci. Mais chaque œuvre exposée présente son intérêt, historique et esthétique, avec une mention spéciale aux planches de Gaza 1956 du Canadien Joe Sacco qui, comme le dit Emmanuèle Payen, “résonnent particulièrement aujourd’hui”.
Au 5e étage, la BD éclaire l’art contemporain
Si, à l’étage supérieur, la bande dessinée prend ses aises, au 5e, elle s’immisce et s’infiltre dans la collection d’art contemporain du Centre Pompidou. Il faudra avoir l’œil et ne pas aller trop vite, sous peine de rater des trésors. D’abord, dans les espaces entre les salles, les “traverses”, six monographies vous attendent avec le Belge Hergé, les Américains Winsor McCay et Will Eisner ou le Français Calvo. Celui-ci, avec La Bête est morte ! a eu l’idée de recourir, bien avant Spiegelman, à l’anthropomorphisme pour représenter les nazis.
La commissaire Anne Lemonnier a aussi eu l’excellente idée d’organiser des dialogues entre des œuvres de la collection du musée et des planches d’auteur·ices d’aujourd’hui. Parfois, la conversation tombe sous le sens comme entre Catherine Meurisse et Mark Rothko. Au moment de se reconstruire après les attentats du 7 janvier 2015, la dessinatrice s’était, notamment, tournée vers la beauté des tableaux de l’Américain pour retrouver la paix. Ce que l’on voit dans le carnet qu’elle a utilisé pour La Légèreté (2016). Ailleurs, à côté du tableau Le Luxe d’Henri Matisse, Philippe Dupuy se remémore son concours aux Arts-Déco de Paris quand il a été interrogé sur ce peintre dont il ignorait alors tout et qui est devenu, depuis, un de ses préférés. Parfois, c’est la commissaire Anne Lemonnier qui a imaginé les confrontations : Paul Klee et Brecht Evens, Theo Van Doesburg et Chris Ware, René Magritte et Éric Lambé, Picabia et Anna Sommer, etc. Aucun rapprochement ne paraît pourtant artificiel et la juxtaposition produit des résultats étonnants. “C’est ce qui m’amuse, déclare Anne Lemonnier, la présence de planches de bande dessinée fait du bien aux chefs-d’œuvre du musée national d’art moderne, elle les éclaire. Il ne s’agit pas d’en tirer pour la BD une légitimité – selon moi cette question est acquise – mais de montrer à travers ses dialogues que les deux univers sont poreux”
Corto, l’anti-héros
Depuis plus d’une décennie, la Bibliothèque Publique d’Information (BPI) s’est habituée à héberger des expositions BD – la dernière en 2023 était consacrée à l’Anglaise Posy Simmonds. Cette fois, 7 ans après Gaston Lagaffe, c’est un autre personnage qui a droit à son énorme coup de projecteur : Corto Maltese. “Cette figure s’y prêtait bien, justifie Emmanuèle Payen. Son auteur, Hugo Pratt, a construit beaucoup d’ambiguïté autour de son existence, une frontière un peu énigmatique entre la réalité et la fiction. Le dessinateur a toujours estimé que ce marin romantique qui se considérait comme un anti-héros était son double dessiné”.
L’exposition s’ouvre d’ailleurs sur la biographie de Corto, une biographie qui exclut les albums signés par les repreneurs pour se limiter à ce que Pratt a créé. Avec plus d’une soixantaine de planches et des aquarelles magnifiques, l’exposition souligne les traditions littéraires dans lesquelles Corto s’inscrit : les romans d’aventures et maritimes, de Joseph Conrad à Robert Stevenson en passant par Herman Melville. “Pratt a dessiné Jack London, Herman Hesse, ajoute Monika Prochniewicz, également commissaire. Mais Corto est aussi un rêveur qui invoque souvent la poésie. Il y a des hommages à Shakespeare dans l’histoire Songe d’un matin d’hiver mais aussi à Lord Byron, etc. Pratt a aussi mis en image une citation du Bateau ivre de Rimbaud”. L’exposition, revenant aussi sur les femmes que croise Corto Maltese, des personnages qui ont de l’épaisseur, finira de convaincre les jeunes générations que les aventures du marin italien méritent d’être redécouvertes. Loin d’être englué dans les clichés de la BD franco-belge de l’époque, Pratt était un auteur libre en avance sur son temps.
La BD à tous les étages jusqu’au 4 novembre au Centre Pompidou
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Author : Vincent Brunner
Publish date : 2024-05-28 16:23:04
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