C’est par un retour au “temps de l’enfance” que Reiner Stach achève sa monumentale biographie de Franz Kafka (1883-1924), inaugurée avec “le temps des décisions” et prolongée avec “le temps de la connaissance” (auquel nous avons décerné le prix Les Inrockuptibles de l’essai en 2023), qui couvrait les dix dernières années de sa vie. Comment comprendre cet ultime saut en arrière ? Une manière de reléguer l’enfance au bout de la chaîne biographique, comme si elle restait anecdotique comparée aux moments-clés d’écriture ? Ou plutôt parce que les sources ont disparu, les informations sur cette période sont lacunaires, le fonds Max Brod (l’ami d’enfance) difficile d’accès à la recherche, ce qui a a nécessité beaucoup plus de temps que les deux précédents volumes ?
Sans prétendre livrer une réponse trop simple à la question de l’héritage de l’enfance, le biographe suggère que dès son adolescence, les motifs principaux de l’univers de Kafka – le pouvoir, l’angoisse, la solitude – le hantaient déjà. Au fond, Kafka apparaît ici moins en devenir que déjà advenu. En explorant ses différents ancrages – géographique, familial, linguistique, psychique, scolaire, sexuel –, le biographe dévoile l’architecture complexe d’une œuvre cachée dans les plis secrets de l’âme d’un enfant résolu à devenir écrivain dès l’âge de 12 ans. L’enfance lue, c’est aussi cela l’analyse du cas Kafka par Stach.
Évoquant le lien qui le rattache à sa ville natale, Prague, à l’emprise du passé sur le présent qui s’y ressent, à cette “singulière conscience du temps et de l’histoire, ancrée dans son monde pragois”, Reiner Stach observe que “cette conscience, Kafka semble l’avoir portée en lui dès sa jeunesse”. Né à la lisière du ghetto de Prague, exposé à un antisémitisme ancestral, le jeune Franz connaît surtout très vite le sentiment de solitude, lié à la disparition de ses deux frères alors qu’il n’a que 5 ans, mais aussi aux tensions familiales et aux absences de ses parents. Comprenant ainsi sa défiance à l’égard de la solidité du monde, Reiner Stach évoque “un monde provisoire et branlant, au centre duquel une conscience qui vient de s’éveiller regarde autour d’elle et constate qu’elle n’a aucun appui en dehors d’elle-même”.
De manière générale, les lettres et le journal révèlent que Kafka s’est “cramponné à un modèle mental visiblement constitué très tôt” : un modèle auquel il a conféré une forme esthétique sans cesse affinée. Mais là où Reiner Stach réussit un vrai tour de force, c’est en restant à distance d’un modèle d’interprétation mécanique et purement psychologique, dont les traces écrites seraient les pièces à conviction. Reconnaissant, à l’instar de tout biographe sensible au paradigme psychanalytique, qu’il existe un continuum d’actes créatifs “entre les premières tentatives de Kafka pour se faire une image intérieure du monde et les sommets de son œuvre littéraire”, l’auteur se garde de tout diagnostic clinique de son sujet (la faute du père, de la mère, des traumas…). Mieux, il déjoue des idées reçues. Par exemple, l’idée que le jeune neurasthénique aurait quitté la vie pour la littérature, irréversiblement. “Mais si c’était l’inverse ? Si la littérature avait été pour lui le seul chemin du retour ?”, se demande Reiner Stach.
D’ailleurs, on découvre un enfant certes chétif, certes rétif au bruit et à la promiscuité, mais désirant un corps “souple, adroit et offensif”, tel qu’en ont les sportifs. Kafka adorait ainsi la piscine ! “Des forces très puissantes devaient le pousser vers l’eau, des forces capables de lui faire oublier ses peurs, ses inhibitions et ses difficultés sociales et de lui faire ressentir un bonheur inaccessible sur la terre ferme”, écrit Reiner Stach, qui suppose même que la sensualité propre à l’élément liquide a joué un rôle-clé dans l’organisation psychique de l’écrivain. “La caresse enveloppante de l’eau, qui embrasse également toutes les parties du corps, peut très bien faire l’effet d’une transcendance érotique” chez le jeune Franz, tardivement éveillé à la sexualité, à la fois attiré et effrayé par la “saleté” de la chair.
Complexe d’Œdipe ou pas, l’impact de l’amour-haine qui le liait à son père traverse forcément le récit. Les discours du père, écoutés à contrecœur, ont très tôt convaincu Kafka que les relations parents-enfants sont essentiellement des rapports de pouvoir. Quant à son attachement aux livres “qui agissent sur nous comme un malheur qui nous fait très mal, comme la mort de quelqu’un que nous aimions plus que nous-mêmes” selon ses propres mots, Kafka l’a construit en prenant peu à peu conscience que “l’existence pleinement vécue à laquelle il aspirait et le néant au-dessus duquel flottait toute vie, et en particulier la sienne, ne s’excluaient pas mutuellement”, avance Reiner Stach. Ce que Kafka traduit dans ses livres nourris de ses épreuves existentielles, c’est une “coprésence de l’être et du néant dans le même instant, dans le même objet, dans la même phrase”. C’est peut-être dans cette étrange, sinon parfaite, symbiose de l’être et du néant que se révèle le génie de Kafka. L’éclairant patiemment, Reiner Stach achève ironiquement son enquête par la question d’une patiente d’un sanatorium où Kafka séjournait en 1911 : “Qu’est-ce que vous écrivez, au juste ?” Plus d’un siècle plus tard, on voudrait lui répondre : “Lisez donc Reiner Stach pour le savoir, tout s’éclaire.”
Kafka – Les années de jeunesse de Reiner Stach (Le Cherche-Midi), traduit de l’allemand par Régis Quatresous, 832 p., 29,50 €. En librairie le 30 mai.
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Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-06-04 07:00:00
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