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[Interview] JR et Thomas Bangalter : “Quelle légitimité a-t-on à créer quand il y a autant d’obscurité ?”

[Interview] JR et Thomas Bangalter : “Quelle légitimité a-t-on à créer quand il y a autant d’obscurité ?”



Alors que le plasticien présente, à la galerie parisienne Perrotin, ses images et ses travaux préparatoires à Chiroptera, ce spectacle vivant à ciel ouvert, l’ex-Daft Punk y propose une installation sonore. JR et Thomas Bangalter partagent une même envie d’inventer de nouveaux projets, en toute indépendance, à la lisière du radical et du populaire qu’ils savent concilier sans renoncer à ce qu’ils sont. Des marges au centre, les règles restent les mêmes.

Depuis quand vous connaissez-vous ?

JR — On s’est connus en 2016, à La Nouvelle-Orléans, au moment de l’enregistrement du disque d’Arcade Fire Everything Now, que Thomas co-produisait et dont je réalisais la pochette. On s’était déjà croisés rapidement avec Thomas, mais là on a vraiment pu échanger, discuter, confronter nos points de vue sur nos pratiques respectives.

Thomas Bangalter — Je me souviens qu’on discutait beaucoup d’art, de la liberté et de l’autonomie artistiques, de ce que c’est d’être un artiste indépendant, de la place de l’artiste dans la société. Avec nos parcours et nos expériences très différentes, on pouvait confronter nos idées.

Qu’est-ce qui vous a rapprochés dans vos discussions ? Sur quoi votre complicité s’est-elle construite ?

JR — Je pense que ce qui nous rapproche, c’est notre rapport à l’indépendance de l’artiste. Vue des États-Unis, notre démarche est parfois perçue comme étonnante. J’ai souvent ressenti un décalage avec la manière de travailler des Américains, qui pensent toujours à des opportunités nouvelles, à des business plus gros. Nos échanges seraient ovniesques pour des artistes américains imprégnés par la logique du marché.

Est-ce à dire que vous vous définissez comme des artistes européens, par contraste ?

Thomas Bangalter — Je ne me sens pas artiste américain, en tout cas. [rires] Le concept philosophique et historique de l’Europe me touche. Il y a le Vieux Monde et le Nouveau Monde. Le capitalisme est intégré dans les consciences de manière très profonde aux États-Unis. J’ai l’impression, par contraste, d’être non capitaliste, de me sentir affranchi en tant qu’artiste de ce modèle économique. Arrêter Daft Punk, c’est d’une certaine manière assumer de faire une action non capitaliste. La version capitaliste voudrait que le groupe continue sans cesse de se développer. Or, même si le groupe a eu du succès et est entré accidentellement dans la machinerie capitaliste, il a été possible de se positionner vis-à-vis de cette réussite et de garder une indépendance en tant qu’artiste. Créer avec JR et le chorégraphe Damien Jalet une performance pour 153 danseurs et danseuses place de l’Opéra, proposée gratuitement, c’est encore la preuve d’une démarche artistique qui échappe aux règles établies du marché. C’est ici qu’on peut encore le faire. Toute expérience artistique n’est heureusement pas forcément le fruit d’une transaction financière.

JR — On s’est retrouvés avec Thomas, il y a dix ans, autour de cette conviction. Et c’est vrai que j’ai toujours éprouvé cette spécificité française et européenne à travers mes rencontres dans le monde entier. Ne pas se faire absorber par des marques, ne pas laisser des marques logotyper des travaux, faire attention à l’origine des financements, c’est aussi important que le projet final. On fait plus attention à cela en France. J’ai toujours tenu à défendre cette idée, assumant parfois des rapports de force avec des institutions, comme la Tate Modern, qui voulait m’imposer un sponsor.

Comment as-tu pu cultiver et garantir cette indépendance depuis tes débuts ?

JR — Mes premières images remarquées datent des émeutes de 2005. J’avais réalisé des affiches dès 2004, elles ont été en arrière-plan des émeutes un an plus tard. C’est à ce moment-là qu’on m’a proposé de réaliser des images de violence urbaine. Je n’étais pas du tout familier des règles du monde de l’art et de la photographie à l’époque. Avec mon ami Ladj Ly, on était naïfs, on ne comprenait pas pourquoi on pouvait être rémunérés pour faire des images auxquelles on n’avait pas pensé nous-mêmes. En disant non à cette première offre venue d’une agence de presse, j’ai commencé à construire ma voie artistique, en défendant mes images, en décidant où et comment elles peuvent être exposées. Très tôt, à l’âge de 19-20 ans, j’ai eu cette conscience de préserver mon autonomie. En ne jouant pas le jeu des marques, en refusant d’illustrer par exemple une campagne de pub pour des baskets, j’ai pu développer mes projets de manière autonome. J’ai ainsi construit mon travail dans le temps, à partir de ces valeurs. Il est vrai qu’en collant mes photos dans la rue, j’ai toujours contrôlé le contexte dans lequel elles étaient présentées. Mon travail s’est ensuite affiné en fonction des époques, des contextes, des institutions qui m’invitaient. Je n’ai pas de méthode rigide ; à chaque fois, sur chaque projet, elle est redéfinie, mais le cadre mis en place avec mon atelier est cohérent et stable.

Vous travaillez tous les deux depuis plus de vingt ans…

Thomas Bangalter — Mon fils m’a envoyé hier un message pour me rappeler que le premier single de Daft Punk avait 30 ans ! 30 ans, pardon ?!

Est-ce que le temps qui passe vous angoisse ? Ressentez-vous l’un et l’autre une sorte de crise de milieu de vie, qui vous obligerait à réorienter votre travail ? Ou ne pensez-vous jamais au temps qui file ?

Thomas Bangalter — J’ai l’impression d’avoir fait une midlife crisis à 23 ans, en fait. En 1998, je travaillais avec Daft Punk ; j’avais produit Stardust ; j’avais fait Gym Tonic pour Bob Sinclar ; tout ce que je faisais cartonnait. Cette notoriété m’a alors angoissé, comme s’il y avait quelque chose qui s’installait dans ma vie très jeune, trop jeune. Avec Guy-Manuel [de Homem-Christo], quand on a commencé Daft Punk à l’âge de 18 ans, on ne se projetait pas dans le temps. On était dans un travail expérimental, même si ce n’était pas de l’avant-garde, car la musique électronique existe depuis les années 1930 au moins. Mais on cherchait des choses, on défendait une approche alternative qui, étonnamment, a rencontré un succès populaire. Cette popularité ne devait pas entraver le souci de continuer à expérimenter. Comme le dit JR, on avait des valeurs fondatrices, un socle éthique. Le plus important pour moi, c’est le souci de la réinvention.

La réinvention, cela t’obsède ?

Thomas Bangalter — Ce n’est même pas que cela m’obsède, c’est simplement intégré à mon processus de travail. Sans cela, il y aurait une lassitude. Je n’en fais pas une théorie. Après ce moment de doute à 23 ans, j’étais content de faire des allers-retours avec le Japon pour produire le dessin animé Interstella 5555 [2003] qu’on avait écrit, par exemple. L’état de découverte m’intéresse plus que tout. Or, je n’ai pas l’impression d’avoir arrêté ça. De la musique de Tron [2010] à Random Access Memories [2013], de ma collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj à celle avec JR ou Quentin Dupieux, je n’ai pas l’impression d’avoir connu de rupture.

Pas même au moment de l’arrêt de Daft Punk !

Thomas Bangalter — La rupture, ce serait de continuer à faire des choses dont on n’a pas envie. Changer de vie, ce n’est pas forcément indexé à une rupture. La rupture, c’est quand tu continues à aller au bureau quand tu n’en as plus envie.

Comment arrives-tu à nourrir ton excitation dans le travail après toutes ces années fastes ?

Thomas Bangalter — L’excitation, elle est surtout de réintégrer un processus de travail plus rapide, plus spontané, plus quotidien, qui contraste avec la manière dont je travaillais avant : de longues phases de travail et de maturation avec des disques sortant tous les quatre ou cinq ans. Être moins déconnecté du monde, sortir de ma bulle, travailler avec d’autres personnes, c’est cela qui m’anime aujourd’hui dans le travail. Je suis de ce point de vue très admiratif de la façon dont JR développe son travail à partir des interactions humaines.

JR — Très jeune, quand on me demandait ce que j’allais faire “après” mes premières installations, je ressentais une grosse pression. Je me suis vite habitué à ce “et après ?” : je me suis rendu compte que lorsque je ne sais pas ce qu’il y a après, je suis dans ma zone de confort, c’est-à-dire dans l’inconnu. Je suis constamment dans cet inconnu, je ne sais pas ce qu’il va y avoir après. Or, je protège cela : je ne veux pas rentrer dans un système qui m’oblige à produire constamment les mêmes choses. Aller vers l’inconnu, être dans le doute, la recherche, dans des nouveaux mondes, c’est comme cela qu’on reste un étudiant éternel, ce que j’ai vraiment l’impression d’être. Je n’ai pas fait d’études en art, je suis sans cesse en train de découvrir des choses. Dans mes voyages, je me sens un peu comme un ethnologue, mais qui fait ses recherches en arrivant sur place. J’aime bien cette manière d’approcher le réel, les gens me l’expliquent à travers leur prisme ; ensuite, en fonction des perspectives, des échos que j’entends dans mes rencontres, j’imagine mes installations.

Qu’est-ce que tu aimes dans le travail de Thomas ?

JR — J’ai grandi avec sa musique, elle m’a marqué. Quand on s’est rencontrés à La Nouvelle-Orléans, je l’ai vu à l’œuvre, et ensuite, à Paris, j’ai assisté à des séances d’enregistrement. Des moments intenses. Sur le projet Chiroptera, on a mis du temps avec Thomas et Damien à construire le dispositif ; ces discussions m’ont permis de rentrer dans sa structure mentale. C’est cela qui est beau dans une collaboration : discuter pour trouver la meilleure approche commune. La manière dont Thomas nous ramenait constamment à réfléchir sur l’essence même de ce qu’on cherchait à démontrer, à trouver des solutions plastiques, c’était passionnant ; il m’a beaucoup appris et aidé à affiner ma pensée. Le soutien de Thomas a été l’une des clés du succès de Chiroptera.

On devine chez toi, Thomas, une attention très forte aux images, aux arts plastiques, au regard autant qu’à l’écoute, au plan autant qu’au son. D’où vient cette sensibilité esthétique qui déborde la musique ?

Thomas Bangalter — La musique n’est pas au centre de ma vie. Elle accompagne tout, oui, mais elle est avant tout la bande-son d’une expérience. Une expérience sensorielle et multi-sensorielle. Avec Daft Punk, la musique était un vecteur émotionnel autour duquel se plaçaient en orbite plein de formes d’expression pour créer un ressenti – je ne sais pas si c’est du pop art, de l’art, du mass media, peu importe. Mais c’est un ressenti viscéral, qui peut être partagé. C’est une approche assez holistique de la création. Il n’y a pas une chose qui est plus importante qu’une autre ; la matière, la texture… tout compte.

Voir une exposition, c’est aussi important qu’écouter le nouvel album de Justice, par exemple ?

Thomas Bangalter — Oui, complètement, c’est un tout. J’ai l’impression que notre époque tend à désacraliser un peu l’expérience artistique. Comme si l’art avait moins de pouvoir magique aujourd’hui, comparé à avant. Les modes de distribution, de diffusion, le contexte général font que la puissance de l’expérience artistique est parasitée et désacralisée. C’est vrai qu’un projet comme Chiroptera m’excitait aussi par rapport à cet enjeu. JR sacralisait un moment, il sacralisait la connexion humaine aussi. En même temps, c’est un projet local, tout petit.

Radical et populaire : cela pourrait être deux termes qui vous caractérisent l’un et l’autre. Est-ce facile ou important pour vous d’associer l’un et l’autre dans vos pratiques ?

JR — Il n’y a pas chez moi de désir conscient de réussir cette association. Mais quand cela marche, tant mieux. Avec Chiroptera, on a pris un risque : on avait donné rendez-vous un 12 novembre, par bouche‑à‑oreille, et 25 000 personnes sont venues, un soir de pluie, sans savoir ce qu’elles allaient voir. Souvent, pour moi, le fait qu’il y ait plus de chances qu’un projet puisse échouer signale qu’on est dans la bonne direction. Les gens sont en demande de ces projets un peu hors norme.

Thomas Bangalter — Il faut comprendre d’où l’on vient et ce qu’est notre parcours. JR a commencé avec ses affiches collées dans la rue ; moi, je viens de la scène techno alternative. Sans que cela soit d’avant-garde, il s’agit de démarches en marge. Cette marginalité est certes devenue populaire, mais ce n’est pas un état d’esprit qu’on a quitté ; il nous habite. À aucun moment je ne suis motivé par la nécessité de faire quelque chose de populaire. J’ai en moi l’expérience du confidentiel, et je suis très à l’aise avec ça. Il y a des tentatives qui marchent, d’autres pas. Mais à l’origine même de ces tentatives, il y a la volonté de tenter quelque chose de différent, déconnecté du système ambiant de recommandation.

L’actualité politique et internationale tendue percute-t-elle votre travail ?

JR — On avait commencé la présentation de Chiroptera en disant quelques mots de la guerre en Ukraine. Quelle légitimité a-t-on à créer dans un tel contexte, quand des guerres éclatent, quand il y a autant d’obscurité ? On avait commencé la performance en disant ça : on ne chasse pas l’obscurité par l’obscurité, on la chasse par la petite lumière. En tant qu’artistes, c’est la seule chose que l’on puisse faire. Agnès Varda me répétait tout le temps : si nous, les artistes, on perd nos utopies, alors que reste-t-il ?

Thomas Bangalter — Il ne faut pas céder à cette atmosphère de repli généralisé, le repli des nations derrière leurs frontières, le repli des individus aussi. Je suis très sensible à la question des interconnexions, aux effets des algorithmes qui agrègent les informations et les idées. L’organigramme algorithmique qui régit notre société a tendance à diviser et à tout simplifier. Quand on discute avec les gens, les idées sont souvent plus nuancées. Rester ouvert aux échanges, aux discussions, ne pas se refermer, c’est une condition de notre survie.

Que vous inspirent les colères et les inquiétudes des jeunes générations ?

Thomas Bangalter — Quand je regarde mes fils et leurs amis, je suis frappé par un souffle de vie. Ils écrivent leur présent.

Chiroptera (Alberts & Gothmaan/Because) et Chiroptera matière première (Alberts & Gothmaan, durée 5 h 50) de Thomas Bangalter. Sorties numériques le 7 juin.
Invité par JR à l’occasion de l’exposition Dans la lumière, Thomas Bangalter présente Aletheia 19 à la galerie Perrotin, Paris, du 7 juin au 26 juillet.
Tehachapi de JR (Fr., Suis., 2023, 1 h 32). En salle le 12 juin.



Source link : https://www.lesinrocks.com/musique/interview-jr-et-thomas-bangalter-quelle-legitimite-a-t-on-a-creer-quand-il-y-a-autant-dobscurite-619419-05-06-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-06-05 17:00:00

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