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[Nos jeunes gens modernes] Blandine Rinkel : “En 2024, la modernité me semble avant tout faite de connexions impensables”

[Nos jeunes gens modernes] Blandine Rinkel : “En 2024, la modernité me semble avant tout faite de connexions impensables”



Comme la neige

L’hiver dernier, j’ai amené Jean-Poire, mon chien, chez Tony1 – dog-sitter le jour, youporneur la nuit. Cet inconnu, trouvé sur une application de garde animale, m’a vite été présenté par internet comme un artiste queer, possédant sa propre chaîne de vidéos de toiles pornographiques (doubles pénétrations et fellations diverses), soit des peintures à l’huile, de facture classique, filmées en train de se faire. Nous n’avons pas évoqué nos visages numériques, alors que je lui confiais mon bouledogue, mais ensuite, regardant s’éloigner ce drôle de duo sous la neige, une neige fragile de novembre, j’ai pensé : tiens donc, voilà une scène résolument moderne. Car, en 2024, la modernité me semble avant tout faite de connexions impensables. D’une collusion des genres, et de rencontres entre des mondes qu’on aurait cru incompatibles. Rachida Dati et le rap français, l’ayatollah Khamenei et Twitter, Emmanuel Macron et McFly et Carlito – qui aurait pu prévoir ces noces paradoxales, qu’on voit fleurir partout ?

Celle de la jeunesse et du conservatisme en est aussi une, pas des moindres, et peut-être mesure-t-on mal encore l’impact du succès colossal d’un Jordan Bardella sur TikTok (en février dernier, un sondage Ifop révélait que 35 % des 18-24 ans le considèrent comme la personnalité politique inspirant “le plus confiance”) ?

Dans le même ordre d’idées, quoi de plus actuel que la figure d’un Zelensky, devenu président d’une Ukraine en guerre après avoir incarné, dans la série télévisée comique, Serviteur du peuple, un professeur de lycée accédant contre toute attente… à la présidence de l’Ukraine ? Et, bien qu’ils s’en défendent, quoi de plus moderne que les nouveaux hussards de YouTube, à la fois ultra-connectés et tristement réactionnaires, ou que Touche pas à mon poste !, cette émission mélangeant, comme l’écrit Stéphanie Polack, “vulgarité bon enfant et exploration d’anarchie infantile sur fond de calcul politique, d’idéologie travestie et de rationalisation par l’audience” ?

Qui, il y a trente ans, pour imaginer l’impact politique de divertissements comme ceux-là ?

Dans un registre plus réjouissant à mes yeux, qui, pour prédire l’influence d’une Taylor Swift sur la présidentielle américaine à venir, ou bien celle de Camille Étienne, militante écologique de 26 ans, sur les votes des député·es à l’Assemblée nationale pour interdire les polluants éternels ? Ou récemment, l’improbable rencontre de Beyoncé et de la country, de l’IA et des Beatles, de la poésie et d’Instagram ? Et qui pour deviner le succès de l’économie collaborative, des applications solidaires et l’impact de la communauté (au départ numérique) MeToo ?

De la modernité en 2024, on peut donc dire ça : qu’elle brusque des alliances à une vitesse qui nous prend de court. Mais, l’ayant formulé, on n’a toujours pas dit grand-chose, puisque le présent a toujours un coup d’avance sur la description qu’on en fait, et que ce texte, sans doute, est déjà en retard sur lui. “Moderne, c’est déjà vieux”, écrivait Agnès Gayraud. La modernité est comme la modestie ou la grâce : elle ne se laisse ni forcer ni capturer. Elle s’observe mais ne se décrète pas. Elle se prévoit très mal. Et c’est bien ce qui chez elle fascine et effraie tout à la fois.

C’est comme la neige – mais une neige irisée de couleurs et dont les flocons changeraient de vitesse aléatoirement –, elle nous échappe et nous remet en mouvement, parce qu’on ne peut ni l’attraper ni la dupliquer, sauf à la dénaturer, sauf à créer des parodies de flocons. C’est comme la neige, oui, qui résulte d’une rencontre atmosphérique indécidable, entre de la vapeur d’eau, une certaine température et des particules de poussière, de fumée ou de sels marins. Comme la neige, dont on ne sait jamais quelle forme prendront ses cristaux. Et c’est bien sûr inquiétant, de si mal pouvoir anticiper les temps dans lesquels on est saisi·es (la génération Z, dont la santé mentale vacille, se voit d’ailleurs renommée dans les pays anglo-saxons “the anxious generation”) mais c’est aussi là, dans cette incertitude moderne, que l’on peut trouver, je crois, une secrète réserve d’énergie.

Car si le progrès n’est plus sûr, quoi qu’on en dise, le pire non plus n’est pas certain. À nous, donc, d’apprendre à vivre avec le trouble – “l’incertitude, une promesse de vie”, écrit l’anthropologue Nastassja Martin, elle-même entrée en improbable collision avec un ours, dans les montagnes enneigées du Kamtchatka, pour le pire et pour le meilleur. À nous d’agir, comme on le peut, de sorte à éviter les sables mouvants du ressentiment connecté, la tentation du repli, du nihilisme et de la haine partagée.

À nous de multiplier les alliances qui nous portent, comme antidotes à celles qui nous désespèrent. En faisant preuve d’une pugnacité de fauves, de malice et d’empathie. En cultivant le dialogue, aussi, y compris avec d’autres espèces que la nôtre (Jean-Poire et Tony se sont d’ailleurs adorés), à nous d’essayer de mieux nouer. Et, à provoquer d’autres rencontres et d’autres chimies, pour d’autres sortes de cristaux liquides, qui sait ? Peut-être que la neige tiendra l’hiver prochain.



Source link : https://www.lesinrocks.com/livres/nos-jeunes-gens-modernes-blandine-rinkel-en-2024-la-modernite-me-semble-avant-tout-faite-de-connexions-impensables-619827-04-06-2024/

Author : Blandine Rinkel

Publish date : 2024-06-04 16:00:00

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