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La jeunesse est-elle encore le temps des possibles ?

La jeunesse est-elle encore le temps des possibles ?



“C’est dur d’avoir 20 ans en 2020”, déclarait le président Macron en pleine crise du Covid. Que cet aveu ait été guidé par une forme de désolation sincère ou par un cynisme calculateur importe peu, au fond : de fait, il avait raison. La crise du Covid-19 a mis cruellement en lumière la précarité croissante des jeunes : privé·es de leurs petits boulots, certain·es étudiant·es avaient même faim, en témoignaient les longues files d’attente devant les Restaurants du Cœur. Quatre ans plus tard, le constat pourrait d’ailleurs être le même, comme le signe que le péril jeune ne trouve pas d’issue concrète dans le champ des politiques publiques.

Ce n’est pas le Service national universel, cher au Premier ministre Gabriel Attal, qui pourra servir de voie d’espérance heureuse à la jeunesse inquiète. Le baromètre sur la prévalence des pensées suicidaires publié en février dernier par Santé publique France révélait par exemple que les idées noires des 18-24 ans avaient été multipliées par plus de deux depuis 2014. Toutes les études parues ces dernières années indiquent que 80 % des étudiant·es déclarent être inquiet·ètes devant les difficultés pour mener à bien leurs études, avant même de rentrer sur le marché de l’emploi. Dans son livre Sois jeune et tais-toi (Payot, 2022), la journaliste Salomé Saqué recueillait des témoignages en ce sens, illustrant la réalité d’une précarité économique chez beaucoup d’entre elles et eux.

Précarité financière, anxiété et mal-être, études bousculées, difficultés d’insertion professionnelle, départ différé du foyer parental… Tous·tes les sociologues spécialistes des questions de jeunesse (Camille Peugny, Benoît Coquard, Anne Muxel, Yaëlle Amsellem-Mainguy, Tom Chevalier, Élie Guéraut, Vincent Tiberj, Patricia Loncle, Laurent Lardeux, Cécile Van de Velde…) ont mesuré les effets de la crise sanitaire sur l’ensemble de la jeunesse, en particulier sur les plus pauvres. Non seulement les inégalités se creusent avec les autres générations, mais elles se développent au sein même d’une jeunesse hétérogène. Car les jeunes sont évidemment traversé·es par une diversité d’expériences sociales et d’appréhensions du monde, de telle sorte que les indicateurs de fractures intragénérationnelles sont souvent plus forts que les fractures intergénérationnelles.

Une étude de l’Institut Montaigne, pilotée par Marc Lazar et Olivier Galland en 2022, distinguait ainsi quatre types de jeunesse dans le rapport à la politique et à la cité : beaucoup restent attaché·es au vote et à la démocratie, mais d’autres semblent désaffilié·es et n’ont aucune confiance dans les institutions ; certain·es soutiennent l’idée d’un changement radical de nature révolutionnaire, et une minorité en vrille serait prête à des comportements violents ou déviants (les récents défilés de jeunes néo-nazis criant “Europe, jeunesse, révolution” dans les rues de Paris en sont l’un des visages terrifiants).

Victime du cynisme politique

Multiple, fracturée par les inégalités sociales, territoriales et culturelles, la jeunesse n’en reste pas moins un moment de l’existence où se dessinent des motifs communs. Toutes les études récentes insistent sur des épreuves partagées qui tiennent à l’impossibilité, sinon d’accomplir un rêve, de construire au moins un projet de vie articulé à des désirs.

Dans son livre Pour une politique de la jeunesse (Seuil, 2022), Camille Peugny analysait cette faille dont l’État est grandement responsable. Car il n’y a aucune réelle politique de soutien à la jeunesse au sein du gouvernement, quand bien même les politicien·nes en campagne ne jurent souvent que par elle. Ce qui caractérise les jeunes générations, c’est bien “une précarisation accrue des conditions dans lesquelles s’effectue leur entrée sur le marché du travail”, observe le sociologue. Une précarisation qui tranche avec les expériences du passé, ou du moins avec certaines tentatives dans l’histoire politique de faire de la jeunesse l’objet d’une attention poussée. Selon Camille Peugny, la jeunesse sert surtout aujourd’hui “de caution aux réformes successives, surtout lorsqu’elles visent à administrer d’amères et douloureuses potions”.

C’est au nom de la jeunesse que l’on réforme par exemple le système de retraites ou que “l’on contracte les dépenses publiques afin de réduire une dette présentée comme obérant leur avenir”. Parmi les moins de 25 ans, plus d’un·e jeune sur deux en emploi exerce son activité en CDD, en intérim, en contrat aidé ou en apprentissage. Or cette proportion était de moins de 20 % au début des années 1980. “Ce triplement de la part de l’emploi précaire parmi les jeunes actifs est d’autant plus inquiétant que les autres classes d’âge ont été relativement épargnées par ce mouvement de précarisation”, note Peugny. C’est donc bien au détriment des jeunes que le marché du travail se précarise. Sans parler des 100 000 jeunes qui quittent chaque année le système scolaire sans aucun diplôme ou avec le seul brevet des collèges.

Comment conjurer alors cette précarisation croissante autrement qu’en imaginant “une révolution dans la manière de considérer la jeunesse” ? Des outils concrets pourraient facilement se mettre en place : un revenu pour tous·tes les étudiant·es, l’extension du RSA aux moins de 25 ans sans condition, par exemple. Plus d’État, moins de famille : une politique ambitieuse de la jeunesse doit se raccrocher à ces deux principes. Car un·e jeune, entre 18 et 25 ans, n’est pas condamné·e à n’être que l’enfant de ses parents. Pour Camille Peugny, “il est temps que la société française vieillissante permette à ses enfants d’être véritablement jeunes”. Ce temps de la jeunesse ne peut pas être réduit à celui d’une course aux diplômes vécue dans l’angoisse de l’insertion professionnelle. “La jeunesse doit aussi être le temps de la sociabilité et des échanges intégrateurs qui aident à se construire en tant qu’individus : il convient d’avoir le temps d’être jeune”, insiste le sociologue.

La fracture

Ce temps-là, les jeunes l’assument encore, parfois, de manière féconde. Même si elle bute sur les murs bétonnés de ses aîné·es, la jeunesse arrive à se faire entendre et même à bousculer des idées, des normes et des valeurs. La défense de l’environnement, l’une de ses grandes causes, infuse lentement dans l’ensemble de la société. Salomé Saqué nous le confiait au moment de la sortie de son livre : “Tous les jeunes, privilégiés ou pas, font face au plus grand défi de l’humanité. C’est la première génération à vivre les conséquences du réchauffement climatique, et la dernière à pouvoir y faire quelque chose.” Les autres formes de ses engagements civiques, par exemple la lutte contre la domination masculine et les violences sexistes, mais aussi l’accueil des personnes exilées, le combat contre la précarité ou la défense des personnes LGBTQI+, éclairent tout autant ses éveils, même si le camp conservateur retourne de manière retorse ses luttes en dénaturant, à travers le terme fumeux de “wokisme”, un élan politique dont seule la sensibilité aux injustices sert de moteur explosif.

L’indifférence qu’elle suscite chez les politiques, autant que les commentaires acerbes qui veulent délégitimer ses justes causes, détermine largement son amertume. Par le vide ou par le plein, la jeunesse se perçoit comme une génération à part. Oubliée ou honnie, méprisée ou moquée, elle se sent au fond mal comprise. Dans leur essai paru en 2021, La Fracture – Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession (Les Arènes), Frédéric Dabi et Stewart Chau observaient qu’à la question “est-ce que vous avez le sentiment de faire partie d’une génération à part ?”, seulement 19  % des jeunes répondaient par l’affirmative en 1957, contre 86  % aujourd’hui. C’est dire que même si aucun qualificatif ne permettra jamais de la résumer d’un seul trait, à l’image des slogans qui lui collent à la peau depuis des années (“génération offensée”, “génération Charlie / Greta”, “génération Covid”, “génération sacrifiée”, sans remonter à “la Bof génération”, à “la Lol génération”, à la “génération désenchantée”…), la jeunesse se perçoit comme une génération empêchée, tiraillée entre son envie de réinventer le monde et sa résignation devant l’incompréhension dont elle fait l’objet.

Quels que soient les clivages réels qui la traversent, la jeunesse reste cette classe d’âge qui voudrait faire des “possibles”, comme le suggérait Pascale Ferran dans son film L’Âge des possibles au milieu des années 1990, l’horizon de son épanouissement. Sans y renoncer, elle se heurte à l’incapacité des temps présents d’ouvrir une perspective, voire une architecture, du possible pour toutes et tous. “Du possible, sinon j’étouffe” : en écho au cri de Deleuze et Guattari au moment de Mai 68, les jeunes d’aujourd’hui ne réclament pas plus que cela : du possible. C’est de leur âge.



Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/la-jeunesse-est-elle-encore-le-temps-des-possibles-619317-07-06-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-06-07 17:00:00

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