Troisième étage de la tour Orion, à Montreuil : c’est dans ce bâtiment des années 1970 regroupant près de 300 artistes que Jeanne Vicerial a établi son atelier pluridisciplinaire. Dans son bureau baigné de lumière aux murs opalins tapissés de planches anatomiques, les mannequins Stockman sont recouverts de mètres de fils tissés formant des sculptures textiles, souvent noires. Une couleur partagée avec l’artiste Pierre Soulages, que Vicerial découvre à 17 ans et avec qui elle forme aujourd’hui un duo posthume dans le cadre de l’exposition Avant de voir le jour, au musée du Vieux Nîmes. “Je n’ai pas dormi pendant plusieurs jours. Je suis une jeune artiste, je suis une femme, face à un nom immense. On m’attendait au tournant”, explique-t-elle.
Si son travail reçoit une avalanche d’éloges, soulignant sa perspicacité et son engagement rigoureux, Vicerial se frotte à une problématique maintes fois éprouvée ces quatre dernières années : être définie comme simple designeuse de vêtements dans le monde de l’art et se confronter à des critiques mode en manque de vocabulaire pour décrire ses pièces textiles qui ne se portent pas et invisibles sur les podiums de la Fashion Week. “On aime les cases, les catégories. Ça a été difficile”, concède-t-elle. Et d’ajouter : “J’ai l’impression que depuis que j’ai trouvé ma place dans l’art, je trouve ma place dans la mode.” Si elle a débuté son cheminement artistique par la mode, sa dimension polluante l’exaspère au point qu’elle évoque aujourd’hui le fait de faire un pas de côté : “Nous avons de quoi nous habiller pour les cent prochaines années !” Jusqu’à quitter le navire ?
Après une formation où elle apprend à tenir un dé de couture et à percevoir le vêtement selon la psychologie d’un personnage, Jeanne Vicerial effectue un master en design de vêtements à l’École des arts décoratifs de Paris. Plutôt que d’enchaîner sur une collection, elle s’engage dans un doctorat SACRe (pour Sciences, arts, création, recherche) et soutient en 2019 une thèse sur la recherche d’une alternative entre le sur-mesure et le prêt-à-porter. En résulte la construction d’un procédé robotique breveté permettant de produire des vêtements sur mesure et sans chute : “Je croyais vraiment que je pouvais proposer quelque chose qui permette de produire moins, mais il est difficile dans un contexte capitaliste de proposer un modèle décroissant. C’est antinomique. Ça a été un désenchantement.”
Pensionnaire de la villa Médicis saison 2019-2020, sa rencontre avec Cécile Debray, conservatrice de musée, l’aide à mettre le mot sculpture sur sa pratique. Elle se dit alors devenir artiste. La réflexion sur le vêtement est toujours présente, véritable pierre angulaire de sa réflexion : “En voyant les statues lascives de la villa, les Vénus aux draps mouillés, j’ai eu envie de les revêtir d’armures”, se remémore-t-elle. En résulte un travail sur la place de la femme et du corps féminin dans la société, qui se poursuit dans les expositions Présences et Armors, toutes deux présentées dans la prestigieuse galerie Templon. “Je suis fan de Georgia O’Keeffe, et beaucoup de sculptures de fleurs représentent évidemment des vulves.”
Si la grande brune habillée de noir impressionne, son humour surprend : certaines de ses guerrières et gisantes aux corps de fils noirs portent des “coiffounes”, les “squelettes externes d’une tête humaine”, explique-t-elle. L’humour, un autre outil féministe. Pleine de sagesse, elle n’hésite pas à parler de ses hésitations, de ses déceptions, et rappelle qu’il faut du temps pour percevoir son propre chemin. Tout en se tenant éloignée du petit cercle de la mode, elle transmet désormais, entourée de mannequins et de bustes, l’art de la couture à ses jeunes stagiaires, qu’elle voit désillusionné·es face au mythe du directeur artistique. “Cette génération est géniale. Ils inventent de nouveaux modèles, les choses bougent.” Qui sait ce que le chemin de Vicerial lui réserve ? Elle ne quitte pas le navire, elle le rénove.
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Author : Manon Renault
Publish date : 2024-06-09 16:00:00
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