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Comment les chef·fes regardent la série “The Bear”

Comment les chef·fes regardent la série “The Bear”



“The Bear revient ? C’est parfait pour les soirées d’été. J’ai découvert la série pendant une nuit d’insomnie, à 3 heures du matin. Les épisodes durant 26 minutes, j’espérais me rendormir vite. Finalement, j’en ai vu trois à la suite.” C’est Andrea Petrini qui parle, grand arpenteur de restaurants à la tête du collectif Gelinaz!, organisateur d’événements-performances autour des chef·fes depuis près de vingt ans, devenu un spectateur avide de connaître la suite. Depuis son arrivée sur les plateformes (Disney+ en France, Hulu aux États-Unis), la série créée par Christopher Storer fait saliver. Deux saisons ont suffi à établir sa légende et le statut de star de son acteur principal, Jeremy Allen White, qui interprète Carmy, ex-chef dans un grand restaurant new-yorkais revenu s’installer à Chicago après le suicide de son frère pour ouvrir la table dont ils avaient toujours rêvé. Au programme, cauchemar en cuisine, drame familial et réflexion sur la place de la food dans la culture contemporaine.

Alors que la troisième saison arrive ce début d’été, qu’en pensent les acteur·rices du milieu, en particulier les chef·fes ? Pour celles et ceux qui triment aux fourneaux, s’y plonger n’a rien eu d’évident. Marine Gora, à la tête des restaurants Gramme 3 et Gramme 11 à Paris, se souvient : “Devant la première saison, je suis restée perplexe, sans savoir si j’aimais ou non. Je me suis plongée dans la deuxième saison récemment, avec plaisir. Je viens seulement de capter ce qui m’avait chamboulée au départ : c’est un peu trop vrai, trop violent quand tu regardes ça après avoir travaillé. The Bear ne donne pas forcément envie de devenir cuisinier, à mon avis. Ou alors, elle te met en garde : est-ce que tu es prêt ?” Sa collègue Jessica Yang, du restaurant Rigmarole à Paris, qui forme un duo de restaurateur·rices d’exception avec son mari Robert Compagnon, raconte une expérience en écho : “On n’avait pas été convaincus par le premier épisode. On s’y est remis, car la série est devenue un phénomène culturel. Si nous avons pris autant de temps, c’est à cause du niveau d’anxiété qui s’en dégageait. Mais c’est aussi une force de la série : The Bear montre avec acuité ce que vivent les cuisiniers.”

Entre stress et hiérarchie

Au petit jeu du réalisme, The Bear ne fait pas les choses à moitié. Matty Matheson, l’un de ses acteurs principaux et producteurs – il joue Neil, l’homme à tout faire –, est aussi chef. Avec Courtney Storer, sœur du créateur Christopher Storer, qui remplit le rôle de productrice culinaire, il imagine les recettes – des sandwiches aux plats gastro de la deuxième saison – et forme les comédien·nes. “Quand il s’agit de ton métier, tu es pointilleuse sur les accessoires, les couteaux, les livres dans la bibliothèque, les références, explique Marine Gora. Mine de rien, il y a dans The Bear une belle représentation d’une cuisine d’aujourd’hui. Les gestes sont justes, c’est plein de détails que, normalement, seuls les cuisiniers voient. Dans la dernière saison, Carmy pète un câble car l’étiquette n’est pas coupée droit sur une boîte de stockage. Si tu coupes mal ton étiquette, cela veut dire que le reste ne sera pas en ordre, du rangement dans la chambre froide à l’assiette… D’une manière générale, je me suis reconnue dans ce qu’ils traversent.”

Robert Compagnon se souvient particulièrement de la première saison – “ma préférée” – et du septième épisode, où, lors d’un service de déjeuner, les tickets s’accumulent et le rythme devient fou. “C’est filmé en un seul plan, j’adore. Communiquer le sentiment de stress commun à tous les chefs est vraiment ce que la série réussit de mieux. L’expérience du lancement de Rigmarole, notre restaurant, avec Jessica, a pu ressembler à cela. Je reconnais cette énergie, l’obligation de tout faire à l’économie sans baisser la qualité, les décisions à prendre, la manière dont on s’emporte. Nous, on travaille à deux avec un plongeur, sans chercher à faire plus que ce que trois personnes peuvent faire. Les contraintes d’espace et d’argent, c’est notre ADN.”

Malgré les similitudes avec son quotidien de propriétaire de restaurants – en plus de Rigmarole, elle et son mari ont ouvert le bar/glacier Folderol et très récemment une pizzeria –, Jessica Yang note que The Bear met en avant une approche particulière. “Ce que filme la série, surtout quand ils lancent le restaurant gastronomique dans la saison 2, n’a rien à voir avec l’expérience des chefs que je côtoie à Paris. En revanche, ayant travaillé à l’étoilé Per Se à New York [Jessica Yang est née en Californie], je retrouve les mêmes codes, cette organisation très rigide même si le lieu est branché. Quand j’ai commencé là-bas, j’ai compris qu’il fallait accepter de jouer le jeu, avaler la pilule même si elle est amère, pour appartenir à l’équipe des cool kids.” Robert Compagnon précise : “Ces restaurants créent une sous-culture… qui fait de vous des robots. À la fin du XIXe siècle, le Français Auguste Escoffier a inventé la brigade en cuisine, avec une hiérarchie et de jeunes hommes aux cheveux courts portant un uniforme. En quittant les États-Unis [Robert Compagnon possède la double nationalité], on ne voulait pas suivre le style impersonnel des restaurants de grandes villes américaines, où il faut rester ouverts sept jours sur sept, avec une équipe monstre, des assiettes faciles à répliquer… On a choisi de venir à Paris pour ouvrir un restaurant et fonder une famille.”

L’organisation old school du “grand restaurant” se retrouve encore dans certaines cuisines françaises, mais Andrea Petrini y voit lui aussi une forme d’angle mort de la série : “The Bear peut donner l’impression de chercher à cerner le goût de l’époque, comme le slogan du Guide Fooding en France dans les années 2000 évoquait un nouveau genre d’établissement, mais on est aussi dans la réécriture du passé. Les plats dans la saison 2 sont post-gastronomiques, très ‘à la manière de’. Carmy veut un service classique à la française, ce qui est presque une blague à l’heure où, partout, on remet en question l’organisation militaire des restaurants.”

L’explosion de la cuisine dans la pop culture

The Bear se déploie comme un drôle d’objet, à la fois précis, contemporain et vintage, passionnant à analyser pour ce qu’il montre de la figure du chef en agité du bocal tatoué et plein de folie. “Le héros colle à merveille avec l’idée du cuisinier contemporain, témoigne Marine Gora. Niveau look et attitude, il pourrait ressembler à ces Anglo-Saxons qui débarquent dans les cuisines parisiennes depuis quinze ans. Je n’avais pas du tout aimé le film The Chef [sorti en 2022 en France], qui faisait du cuisinier addict et plein de travers un pur cliché. Carmy est pris dans un chaos, il n’a pas eu le choix car il doit sauver sa famille, cela le rend attachant.”

Robert Compagnon voit quant à lui The Bear comme une série qui explore avec justesse les conséquences de l’explosion de la cuisine dans la pop culture. “La reconnaissance du chef star existe depuis un certain temps. Pour moi, la série a une position assez mature. OK, tout ça existe, ça a formé une bulle, mais on vient après. The Bear tient compte des connaissances du public sur le monde de la cuisine, sans prendre les gens pour des idiots. Ce n’est pas seulement l’exploitation de la figure du chef cool, c’est réfléchi.” Andrea Petrini note que l’une des inspirations pour le personnage de Carmy fut l’étoilé anglais Marco Pierre White, labellisé chef rockstar dès la fin des années 1980 et rendu célèbre par le livre de photos White Heat (titre inspiré du Velvet Underground), où il apparaissait hachoir en main et mine défaite. “Je connaissais un de ses sommeliers, qui venait du nord de Londres pour aller bosser au restaurant à l’autre bout de la ville. Il faisait le service du midi, allait dormir un peu dans un parking, puis reprenait à 17 heures jusqu’à 1 h 30 du matin. Il ne se posait pas la question de la frontière entre vie privée et travail. Il y avait l’idée de se cramer, un jeu avec l’épuisement, la crise de nerfs. Tout peut exploser. Heureusement que quelqu’un vient en urgence éviter le court-circuit ! On le voit dans la série, même si aujourd’hui ce n’est plus du tout ce que désirent les gens.”

D’étranges connexions intimes

Et les plats, dans tout ça ? “Honnêtement, je n’ai pas le souvenir d’un plat de la série qui m’aurait marqué, même si j’aimerais bien goûter le steak sandwich de la saison 1”, explique Robert Compagnon. Marine Gora évoque un moment-pivot situé dans la maison de famille de Carmy, qui est italo-américain, tissant un lien avec sa démarche de cheffe. “Dans la saison 2, il y a cet épisode en flashback impressionnant du repas de fête où tout déconne. Normalement, on ne casse pas les codes en cuisine italienne. Et là, on voit que c’est ancré en lui, mais il s’en affranchit. Carmy va préparer le poisson différemment. Mes racines sont aussi très ancrées en moi. Ma mère est vietnamienne. Dernièrement, j’ai proposé aux clients une soupe de riz que je mangeais à la maison. Je me la suis vraiment appropriée. Je puise dans mes souvenirs pour les transcrire à ma façon, plus moderne, avec des produits locaux.”

L’amour des séries, comme celui de la cuisine, repose donc sur leur capacité à activer d’étranges connexions intimes, les mêmes qu’Andrea Petrini s’est trouvées avec The Bear. “Que la série ne propose pas une vision forcément contemporaine de la cuisine, je trouve cela honnête, car personne ne sait à quoi cette cuisine pourrait ressembler, ni les chef·fes, ni moi. La vague nordique est passée, les Espagnols reviennent, et alors ? Personne depuis le Covid ne se pose vraiment la question de la suite. Les cartes se ressemblent, les modèles économiques aussi, comme si la notion d’histoire avait pris le large. The Bear brasse tout cela. On ne sait plus quoi faire ? Faisons revenir les fantômes. La série me fait le même effet qu’une pièce d’Ibsen, mais sous amphétamines. C’est du théâtre de chambre, où la chambre est devenue la cuisine.”

Lui aussi en revient à cet épisode 6 de la deuxième saison, qui ramène le souvenir du frère mort, évoque Cassavetes et touche à la tragédie triviale. Tout cela pour une histoire de bouffe ? Robert Compagnon considère moins The Bear comme une série culinaire que comme une fiction “dont la charpente émotionnelle serait le stress des cuisiniers. Les émotions qu’elle vous fait ressentir sont plus importantes que sa justesse, comme pour la cuisine, finalement”. Une histoire de sentiments, d’angoisses et de névroses, voilà le portrait-robot de la série pour celles et ceux qui travaillent dans le milieu. Et ce n’est jamais too much, selon Andrea Petrini. “Heureusement qu’on a la névrose. Si la cuisine n’était que l’obligation de la gagne dans les émissions de prime time, une manière d’écraser les autres ou d’expliquer qu’on veut sauver le monde en récupérant les déchets, ce serait d’un ennui mortel.”

Le Rigmarole, 10, rue du Grand-Prieuré, Paris XIe.
Gramme 3, 86, rue des Archives, Paris IIIe.
Gramme 11, 96, rue Jean-Pierre-Timbaud, Paris XIe.
Oobatz 4 bis, avenue Jean-Aicard, Paris XIe.
www.gelinaz.com



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Author : Olivier Joyard

Publish date : 2024-06-10 17:00:00

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