Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? Nous sommes toutes et tous profondément impacté·es par la tragédie du 7 Octobre et ses conséquences qui perdurent encore avec cette tragédie – et j’emploie à dessein le même mot – qu’endure, avec ces morts civiles chaque jour, le peuple palestinien dans la bande de Gaza. Nous nous souviendrons toutes et tous de cette date du 7 Octobre et de ce que nous faisions à ce moment-là, comme nous nous souvenons du 7 janvier 2015 avec l’attentat contre Charlie Hebdo. Quelque chose de commun entre nous s’est effondré. Y a-t-il des mots, d’ailleurs, pour décrire ce qui s’est produit ?
Selon notre histoire personnelle, notre âge, nos connaissances, nous n’utiliserons pas les mêmes mots pour désigner cet événement. Comment – pour paraphraser Hannah Arendt – penser l’événement, et cet événement est-il pensable ? Manifestement il ne s’est pas passé la même chose pour tout le monde. Mais si toute réalité est interprétable, ce qui s’est passé s’est bien produit. Les faits sont irréfutables : le nombre de morts, la manière dont ils et elles ont été tué·es, la sauvagerie, la barbarie, les atrocités commises sur les enfants, les femmes violées, les vieillards torturés, les otages. Que des personnes ne veuillent pas reconnaître cette vérité relève d’une forme de négativité du réel qui ressemble à du négationnisme.
Atteinte à la dignité humaine
Que le Hamas ne soit pas une organisation terroriste, comme le répètent certain·es, relève d’une certaine imposture ou volonté d’aveuglement puisque le Hamas lui-même se revendique comme tel et a d’ailleurs voulu en apporter les preuves en filmant des scènes de torture, de viol, d’assassinat. Que, POUR AUTANT, le peuple gazaoui meure tous les jours sous les bombes de Netanyahou (qui ne pense qu’à le détruire et à prendre les civil·es en otages, lui aussi) et que cette politique sans aucune projection dans l’avenir sauf la pensée de la mort doive être condamnée sont des évidences, tant le raisonnement de ce chef de gouvernement ne repose que sur “c’est le prix à payer”.
Le prix à payer de l’inacceptable engendre-t-il l’inacceptable ? Il existe deux temporalités disjointes – en Israël, on vit toujours les conséquences du 7 Octobre et le temps s’est arrêté, et à Gaza meurent tous les jours des Palestinien·nes parce qu’ils et elles y “vivent”, ou plutôt y survivent dans des conditions qui défient la raison. Des deux côtés s’affrontent deux volontés politiques s’alimentant hélas au mal le plus intolérable : l’atteinte à la dignité de chaque être humain, qui continue à agrandir cet espace de sidération qui nous percute tous·tes.
C’est bien une tragédie de l’humanisme, qui concerne notre futur, dont il s’agit. La loyauté au réel n’étouffe pas, bien au contraire elle encourage l’esprit critique. Comment rompre ce désir de mort qui existe des deux côtés ? “C’est grâce à l’événement, parce qu’il faut tenter de le comprendre et de l’éclairer, que la pensée surgit. Un événement n’est donc pas seulement un fait, c’est ce qui fait ‘rupture’, c’est ce qui ne peut pas être intégré dans une série causale”, explique Arendt. La pensée, ajoute-t-elle, peut et doit s’affronter à cet inconnaissable, non pas en l’évitant mais en s’y confrontant.
Force, émotion, réflexion
Personnellement j’ai puisé force, émotion, réflexions en lisant d’une traite trois ouvrages remarquables : celui de Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ?, celui de Joann Sfar, Nous vivrons, et celui signé d’une jeune journaliste du Haaretz, Lee Yaron, sobrement intitulé 07 Octobre. Ce n’est pas un simple reportage, c’est aussi et en même temps l’histoire d’Israël aujourd’hui. Y est retranscrit un discours de mariage prononcé en 1956 par Moshe Dayan, chef des armées et parent d’un des quatre marié·es, le lendemain matin de l’assassinat d’un soldat israélien par un groupe de Palestiniens à la frontière de Gaza :
“Tôt hier matin Roy a été assassiné. Aveuglé par la quiétude de cette matinée printanière, il n’a pas remarqué ceux qui l’attendaient en embuscade au bord du sillon. À cette heure, ne blâmons pas ses meurtriers. Pourquoi s’insurger de la haine viscérale qu’ils nous portent ? Depuis maintenant huit ans, ils languissent dans les camps de réfugiés à Gaza, et, sous leurs yeux, nous avons fait nôtres leurs terres et les villages où leurs pères et eux résidaient.
Ce n’est pas parmi les Arabes de Gaza mais en notre propre sang que nous devons chercher la source du sang de Roy. Comment avons-nous pu fermer les yeux et refuser de regarder en face notre sort, refuser de voir, dans toute sa brutalité, la destinée de notre génération… Aujourd’hui, faisons preuve de lucidité vis-à-vis de nous-mêmes : nous sommes une génération qui colonise des terres et, sans casque en acier ni canon de fusil, nous serons incapables de planter un arbre ou de construire une maison. Ne soyons pas aveugles à la haine qui consume et remplit la vie de centaines de milliers d’Arabes qui vivent autour de nous. Ne détournons pas les yeux de peur que nos bras faiblissent. Tel est le sort de notre génération.”
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Author : Laure Adler
Publish date : 2024-06-12 07:00:00
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