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“Grammatology” : une double exposition pour appréhender la grammaire esthétique d’Ora-ïto

“Grammatology” : une double exposition pour appréhender la grammaire esthétique d’Ora-ïto



Dans son antre lumineux ultra-stylisé, place des Victoires, où trônent sur des étagères de Charlotte Perriand des pièces de ses amis Daniel Buren, Xavier Veilhan ou Invader, Ora-ïto peine à rester assis plus de trois minutes d’affilée. Trop de beauté autour de lui expliquerait-elle son excitation et son empressement de la célébrer en bougeant ? De son chien désobéissant montant sur le canapé aux sollicitations téléphoniques, il ne tient pas en place. Speed, alerte, mais précis dans la formulation d’hypothèses permettant d’éclairer le trop-plein d’énergie qui le caractérise, le designer semble s’amuser de ses propres excès.

Probablement parce qu’il sait parfaitement qu’il leur doit une notoriété et une réputation dont le monde du design fait grand cas depuis qu’il y est entré de manière fracassante en 1998, en détournant sur un site des logos de marques culte (Nike, Apple…). Il n’avait que 19 ans, n’avait aucune formation en design, juste du culot à revendre ; en quelques jours, ses facéties furent scrutées de tous côtés. À partir de cette barre virtuelle de lancement – son tour de force fondateur –, il décolle très vite, reçoit des commandes, produit des objets, apprend à emballer des clients avant d’embellir leurs produits. Le jeune impétrant est devenu designer. Les marques les plus prestigieuses lui confient depuis ce coup d’éclat spontané les clés de leur signature visuelle, comme une peau fine recouvrant leur muscle industriel. D’une cuillère à un hôtel, d’un parfum pour Guerlain à des salles de cinéma, d’une tour à Monaco à un toaster, d’une bouteille pour Heineken à un siège pour Cassina, voire un tramway à Nice ou un métro à Marseille…, il touche à tout, pourvu que ce tout se fonde sur l’embellissement d’un objet, d’une fonction, d’un espace. C’est lui qui avait aussi conçu la maison virtuelle du deuxième album d’Air 10000 hz Legend, suspendue entre ciel et terre. 

Simplexité

Quoiqu’en disent ses détracteurs, Ora-ïto a imposé une grammaire esthétique, sinon un style qu’il résume souvent par le mot “simplexité” ; une manière de signifier que la simplicité minimaliste des formes, associée à un rationalisme organique, l’obsède. D’Henry Moore à Ellsworth Kelly, de Roger Tallon à Dieter Rams, de Jean Prouvé à Pierre Paulin, d’Alvar Aalto à Ronan Bouroullec, de Daniel Buren à Rudy Ricciotti, de Philippe Starck à Jean Nouvel…, il avoue son admiration pour des figures phare des arts visuels. D’artistes plasticiens autant que de designers industriels et d’architectes, il assume un héritage formel, dont ses projets multiples portent les traces.

Cet héritage revendiqué lui a aujourd’hui donné l’envie de le formuler ouvertement dans des objets exposés pour la première fois dans l’espace d’une galerie, à Saint-Paul de Vence, le village de son enfance, où son grand-père, propriétaire de la galerie Frédéric Gollong, présenta des pièces de Max Ernst, Jean Arp, Fernand Léger, Calder, Braque ou Picasso. Ayant grandi dans un environnement artistique, Ora-ïto a sculpté son regard avant de triturer des objets. “Quand j’étais enfant, j’étais chelou ; j’avais besoin de tout voir”, reconnaît-il, lucide. “J’avais des livres de Frank Lloyd Wright et de Le Corbusier dans ma bibliothèque quand j’avais 9 ans ; j’étais très solitaire, très introverti, aspiré par les formes et les espaces architecturaux”. Avec le temps, il a inventé sa grammaire, souvent inspirée des dix principes du “bon design” théorisés par Dieter Rams : innovant, utile, esthétique, compréhensible, discret, honnête, durable, exhaustif, écologique, minimaliste.

Sur le toit de la Cité radieuse

Il ne se définit pas artiste pour autant. “Je ne suis qu’un designer”, confie-t-il. “Mais après 25 ans de travail consacré à des marques, j’ai eu envie de présenter une sorte de traité de ma grammaire esthétique, dégagée de sa fonction. Je voulais exposer ma façon de penser un objet, mon langage volumique, mon lexique, mon alphabet, en quelque sorte”. Cette première expérience dans une galerie d’art le laisse enfin seul face à lui-même et à ses obsessions. “Pour la première fois, j’ai un contrôle total de ce que je fais. Tous les jours, je suis normalement confronté à des contraintes imposées par mes clients. Dessiner un train, un tram, une table, une place publique, un vélo, une paire de lunettes, un téléphone…, cela exige des discussions permanentes. Là, je décide de tout, seul”. 

Alors qu’il a ouvert le 15 mai une exposition, Grammatology, Part One, à la galerie Podgorny, le designer poursuivra cette expérience à Marseille dès la mi-juillet avec Grammatology, Part Two, dans la galerie Kolektiv 313 au cœur de la Cité radieuse, chef-d’œuvre de Le Corbusier. Ora-ïto a racheté et transformé en 2013 le gymnase sur le toit pour en faire un centre d’art, le MaMo où il a exposé Sterling Ruby, Daniel Arsham, Xavier Veilhan, Alex Israel… “C’est Xavier Veilhan qui m’a donné l’idée de ce lieu. On faisait du bateau à Marseille, il a vu le toit de la Cité que je venais d’acheter, il m’a avoué qu’il adorerait y exposer. Moi, je ne  savais pas encore ce que je voulais en faire. C’est lui qui m’a embarqué dans l’histoire et m’a donné l’idée d’y exposer des artistes dont les œuvres pouvaient s’ajuster au lieu”.

Une double exposition

Avec sa double exposition, Ora-ïto éclaire donc son langage formel en l’associant à quelques volumes géométriques élémentaires : des cercles, des rectangles, des carrés, noirs ou colorés. Des objets minimalistes réduits à des monochromes et des mono-outils, sans fonction, sans visée autre que l’attraction qu’elles suscitent sur le regard des spectateur·ices. Comme s’il cherchait à se détacher du monde industriel et décoratif qu’il façonne tous les jours pour activer le plaisir simple et gratuit d’une contemplation se suffisant à elle-même. Une exposition où les frontières entre design, architecture et art se brouilleraient pour créer un mirage : voir une forme sans objet autant qu’un objet réduit à une forme.

Et comme il ne s’arrête jamais, il s’apprête à présenter un autre projet ambitieux, “Marsa” sur l’île de Frioul au large de Marseille : le lancement d’une sorte de villa Médicis centrée sur les questions écologiques, dans le fort de Brégantin restauré, transformé en lieu de travail et d’échange dédié à la protection de la mer et de l’environnement. Un nouveau chantier pour élargir encore son aura de designer attentif aux urgences de notre époque où les objets, même élégants, contribuent par leur production excessive à dérégler le monde, qu’il faut sauver avant même de l’embellir.

Grammatology, Part One à la galerie Podgorny, Saint-Paul de Vence jusqu’au 15 juillet

Grammatology, Part Two à la galerie Kolektiv 313, Marseille, du 18 juillet au 24 août



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Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-06-14 14:53:53

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