“Le Rassemblement national est-il un parti d’extrême droite ?”, glisse une journaliste. “Le Rassemblement national fait-il partie de l’arc républicain ?”. Ces questions, personne ne les aurait posées pour le Front national au soir du 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen, leader et candidat du parti frontiste, accédait au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac et soulevait aussitôt un million de Français contre lui dans les rues, pour finir à 17,80 % contre 82 % des voix pour son adversaire au second tour. Ni en 2012, lorsque sa fille fit son coup d’essai à la présidentielle et récoltait 18 % des suffrages, ni même en 2017, alors qu’elle se hissa face à Emmanuel Macron au second tour.
Mais depuis quelques années, ces deux questions sont agitées plus ou moins sincèrement dans les médias et les conversations au sujet du Rassemblement national. Pire, on est passé au fil des ans de titrages sur “le Front national est-il encore d’extrême droite” (Radio France, mars 2018 ; Le 1 hebdo, juillet 2022 ; Le Figaro, novembre 2023)à des désignations complaisantes ou vagues de “parti populiste”, “national-populiste” ou “patriote”, quand ce ne sont pas des périphrases euphémisantes comme le sobriquet de “parti à la flamme” (Le Figaro). Et depuis dimanche 9 juin et la dissolution, nombre de médias étrangers, mais aussi français, parlent simplement du “bloc de droite” pour qualifier l’alliance entre le RN et Éric Ciotti.
Un parti dont le programme est une attaque frontale aux libertés fondamentales
La décision du Conseil d’État du 24 mars 2024 qui acte définitivement que le Rassemblement national doit bien être rangé comme parti d’extrême droite dans les chiffres officiels des résultats électoraux n’y fait rien. Il faut dire que depuis 2012 Marine Le Pen elle-même menace les journalistes de poursuites judiciaires s’ils optent pour cette appellation, et que son parti poursuit régulièrement en diffamation scientifiques et personnalités qui l’utilisent. Et lorsque tout un conglomérat de médias, l’empire Bolloré, normalise à longueur d’antenne un parti dont le programme est une attaque frontale aux libertés fondamentales, les citoyens voire les journalistes, commencent à ne plus s’y retrouver.
À cela s’ajoute la confusion délétère créée par la stratégie du camp présidentiel depuis 2022 de mettre dos à dos “les extrêmes” et de rejeter hors de “l’arc républicain” la gauche comme l’extrême droite – une terminologie dont ils s’arrogent la délimitation pour disqualifier toute opposition. Et ce alors que pas une ligne des programmes des élus de gauche de 2022, ni une phrase de leurs allocutions à l’Assemblée n’étaient contraires aux valeurs républicaines (liberté, égalité, fraternité et laïcité), ni à la Constitution. On ne pouvait pas en dire autant du Rassemblement national, dont le programme repose depuis presque quatre décennies sur l’idée-phare de “préférence nationale” formulée par Jean-Yves Le Gallou en 1985 (lepéniste, puis mégrettiste, puis zemmouriste, et fondateur de l’Institut Illiade qui “accompagne tous ceux qui refusent le Grand Effacement, matrice du Grand Remplacement”) : autrement dit sur un principe de discrimination et de rupture d’égalité entre résidents.
Un programme de “préférence nationale”
La Première ministre Elisabeth Borne, puis son successeur Gabriel Attal, ont semblé vaciller pour savoir si le Rassemblement national n’appartenait pas davantage au “champ républicain” que les députés Insoumis lors de la précédente législature. On comprend leur embarras : comment rejeter hors de la République le parti dont ils se sont largement inspirés pour la loi immigration passée à l’automne 2023 par le gouvernement (ou, auparavant, celle sur le séparatisme) ? Une loi immédiatement retoquée par le Conseil Constitutionnel justement parce que les amendements et articles inspirés par le programme de “préférence nationale” du Rassemblement national étaient anticonstitutionnels.
On ne peut laisser aux politiques l’autorité d’attribuer eux-mêmes les bons points en républicanisme, ni les désignations politiques qui relèvent du champ de la science politique et historique.
Macron a beau se dire “et de droite et de gauche” et Marine Le Pen “ni de droite ni de gauche” (une symétrie dans le déni du clivage politique le plus structurant qui laisse songeur), on ne saurait prendre pour argent comptant les discours d’autodésignation des candidats eux-mêmes. Au soir des élections européennes le 9 juin, sur France 2, Sarah Knafo, numéro 2 de Reconquête !, a cinglé la journaliste Anne-Sophie Lapix d’un ton cassant pour avoir présenté son parti comme d’extrême droite, une rebuffade d’un certain culot quand tous les livres et propos d’Éric Zemmour depuis plus de 15 ans recopient les défenseurs du maréchal Pétain, proclament la “guerre des races”, affichent un masculinisme violent, et citent à tour de bras Jacques Bainville, Charles Maurras et autres réactionnaires. Mais cette stratégie de dénégation d’une étiquette était déjà celle de Jean-Marie Le Pen. Dès 1983, il rejetait déjà cette dénomination dans un éditorial de RLP Hebdo de 1983 au titre d’un cynisme absolu, Extrême droite et étoile jaune : “L’extrême droite est une notion floue, imprécise, équivoque, d’usage plus polémique que scientifique. On s’en sert comme d’une arme dans un combat où les mots tuent parfois plus sûrement que des balles. Cousue comme une tunique de Nessus sur leurs adversaires par les communistes, elle est à leurs yeux ce qu’était l’étoile jaune pour les nazis, un signe d’infamie […].”
Alors, le Rassemblement national est-il un parti d’extrême droite et fait-il partie de l’arc républicain ?
Le fait même que ces deux questions se posent, avec plus ou moins d’honnêteté intellectuelle selon les personnes, est le signe d’un échec collectif abyssal, qui a pour corollaire dans les urnes la victoire éclatante du Rassemblement national aux élections européennes du 9 juin avec 31.5 % des suffrages et la perspective très concrète d’un gouvernement Bardella et d’une Chambre brune le 7 juillet 2024 après les élections législatives.
Imagine-t-on une minute poser ces questions en référence au Front national de Jean-Marie Le Pen ? Ce Jean-Marie Le Pen qui confiait au journal antisémitique d’extrême droite Rivarol en 2015 : “Ils commencent à me gonfler tous avec leur République”, après avoir tressé les louanges du maréchal Pétain et appelé à “impérativement nous entendre avec la Russie pour sauver l’Europe boréale et le monde blanc”.
Et pourtant, le programme du Rassemblement national est-il différent de celui du Front national ? Si le personnel a été renouvelé (un peu, Bruno Gollnisch, suspendu de l’université de Lyon pour des propos négationnistes, reste aujourd’hui encore membre du bureau national), les idées ont-elles évolué ? Certes, le style a changé grâce à l’effet lissé-gominé du TikTokeur Jordan Bardella et son profil de premier de la classe au sourire ultra bright à fossettes. Certes Marine Le Pen avant lui est parvenue à si peu parler du fond, et en des termes tellement vagues, tellement attrape-tout et consensuels (qui n’est pour plus de “liberté”, plus de “protection” voire “d’apaisement” mot d’ordre de sa campagne de 2017 ?) que l’on en oublierait les propositions anticonstitutionnelles du Rassemblement national et sa conception ethniciste de la citoyenneté, transformée en héritage par le sang.
Une idéologie fondamentalement anti-républicaine
Mais au-delà du style et des mots, de la forme et des euphémismes électoralistes, regardons les programmes et leurs implicites. Plus précisément, regardons les volets famille et immigration, matrices idéologiques du Rassemblement national. Ils sont directement copiés-collés du programme de Jean-Marie Le Pen de 2002 (qui lui-même répétait celui de 1995). La mesure miracle qui résoudra tous les problèmes et financera le reste est la “préférence nationale” (rebaptisée “priorité nationale” par Marine Le Pen). Autrement dit l’idée-phare est la discrimination.
Une discrimination fondée uniquement sur l’origine et qui touchera des Français et des résidents, travailleurs ou retraités immigrés et leur enlèvera des droits fondamentaux. Florilège :
– Suppression du droit à l’éducation gratuite pour les enfants étrangers, pour ceux qui sont en France depuis moins de deux ans, ou dont les parents sont au chômage depuis plus de six mois. Rappel : le droit à l’éducation est garanti par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.
– Taxation de l’employeur pour toute embauche d’un salarié étranger à hauteur de 10 % du salaire brut annuel du salarié
– Suppression du droit au chômage des travailleurs étrangers après six mois
– Licenciement de tous les vacataires étrangers de la fonction publique (éducation nationale, hôpitaux, collectivités locales) et des emplois publics (RATP, SNCF, ADP, LA POSTE).
– Expulsion de tous les étrangers au chômage depuis un an et plus (y compris donc les résidents en situation légale)
– Suppression des allocations familiales si aucun des deux parents n’a une nationalité d’un pays d’Europe, et suppression du minimum vieillesse.
– Discrimination systématique dans le cas de demande de logement social ou d’emploi en demandant au bailleur ou à l’employeur d’appliquer la “préférence nationale”
– Élimination ou restriction drastique du regroupement familial, en contradiction avec le droit fondamental à une vie familiale ;
– Interdiction immédiate de la production, de l’importation et de la vente de produits casher ou halal partout sur le territoire, en contradiction avec la loi sur la laïcité de 1905 et la Déclaration des Droits de l’homme, socle constitutionnel de notre République, qui garantissent la liberté de pratiquer librement sa religion ;
– Mise au pas de la justice pour qu’elle applique un projet civilisationnel de (“les décisions qui seront prises par les tribunaux devront respecter ces fondements de notre civilisation” pour que le “peuple français [demeure] lui-même”) ;
– Suppression du droit du sol, fondement de la citoyenneté française actuelle, au profit du droit du sang, et restriction drastique des naturalisations, aboutissant à une conception ethnique et naturaliste du peuple comme “Volk”, où être Français est une essence qui se transmet uniquement par les gènes, et non un contrat social. Pour mémoire, la dernière fois que le droit du sol a été aboli, c’était sous le régime de Vichy avec la loi du 10 juillet 1940.
Autrement dit, le RN est un parti dont le programme repose ni sur la devise républicaine “liberté, égalité, fraternité”, ni sur le principe d’équité entre les travailleurs et résidents, ni sur la laïcité, ni sur le socle constitutionnel et le respect des conventions des droits de l’enfant et des droits humains, mais, fondamentalement, sur l’inégalité et l’exclusion. Il n’est donc pas dans “l’arc républicain”, parce que son projet et son idéologie sont fondamentalement anti-républicaines.
Et son logiciel reste aussi profondément ancré à l’extrême droite. L’obsession de l’homogénéité ethnique de la France, que “la France reste la France” pour reprendre une vulgate frontiste prisée des ténors du Rassemblement national, a pour corollaire hier comme aujourd’hui l’obsession de la “submersion migratoire”, une phrase qui continue de former la trame de tous les discours des dirigeants du RN. Jordan Bardella est un adepte de la théorie du “Grand Remplacement” et cette dernière est le cœur du réacteur frontiste. Elle est noir sur blanc, bien qu’implicite, dans le projet présidentiel signé par Marine Le Pen de 2022, qui propose un référendum pour “interdire toute forme de peuplement qui vise à altérer l’identité de la France” (Marine Le Pen, Manifeste M la France, 2022, p. 8).
Un parti qui n’a fait que changer de nom
Car oui, le programme du Rassemblement national est à ce point anti-républicain et contraire aux droits fondamentaux que la seule manière de l’appliquer ce programme serait de changer la Constitution par référendum, et c’est la première mesure que proposait Marine Le Pen en 2022, consciente que la plupart de ses propositions ne passeraient pas le Conseil constitutionnel.
À mesure que de nombreux médias normalisent les idées du Rassemblement national à coup de peopolisation et d’adoubement cathodique et que ses concurrents le banalisent en le copiant ou en l’érigeant en adversaire légitime, le RN peaufine une image publique édulcorée et avenante. Si la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République pouvait avoir au moins un bienfait, ce serait de faire tomber les masques d’un parti qui n’a changé que de nom, et reste, fondamentalement, un parti lepéniste.
Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/cecile-alduy-la-discrimination-idee-phare-et-principale-mesure-du-rassemblement-national-621928-18-06-2024/
Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-06-18 16:51:03
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.