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[Nos jeunes gens modernes] Jeanne Friot, un séisme queer dans la mode  

[Nos jeunes gens modernes] Jeanne Friot, un séisme queer dans la mode  



“Mon espace d’activisme, c’est la mode”, déclare Jeanne Friot, créatrice de la marque du même nom, non genrée et écoresponsable. Un style entre néopunk, workwear et glam, et une position politique radicale : en cinq collections, Jeanne Friot a provoqué un séisme queer dans une scène mode parisienne où les femmes créatrices se comptent encore sur les doigts de la main. Ses collections et prises de position se lisent comme un essartage, portant la mode vers de nouveaux imaginaires. Dans son atelier établi à La Caserne, écrin parisien de la mode durable non loin du canal Saint-Martin (Paris Xe), les machines ronronnent. Cheveux platine façon Debbie Harry, le cou entouré d’une large écharpe rouge afin de prévenir un début de torticolis, Jeanne Friot, il faut le dire, porte beaucoup sur ses épaules – une équipe à manager, une communication à gérer, ainsi que les ventes et la production de trois collections. Si elle reconnaît que c’est un défi, elle ne s’en plaint pas. Elle se sent portée, soutenue par une communauté queer et des professionnel·les tel·les Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode, et Daphné Bürki, présentatrice de Culturebox et Drag Race France, et alliée. “Je défends des causes queer et LGBTQI+ avec mes collections, et c’est pour cela que je me lève tous les matins. Je me bats car je veux que ce ne soit plus une lutte pour la prochaine génération.”
Sur les portants, les premières pièces de sa cinquième collection, qui sera présentée le 19 juin à la Paris Fashion Week, s’alignent. Elle décrit les coupes, puis s’interrompt : “On ne se rebelle plus assez en ce moment alors qu’une haine homophobe et transphobe sans merci grimpe. Des jeunes garçons se font séquestrer, d’autres se suicident.” Pour autant, ses vêtements ne sont ni sombres ni agressifs. Constructions complexes, jeux de plissé, voilages, délavage. “La poésie est un moyen de faire passer des messages. J’évolue et la radicalité de mes messages se traduit dans une forme de radicalité créative.” Toujours en réaction directe à l’actualité, ses vêtements upcyclés portent des messages d’acceptation queer. La collection Coming Out présentée au Rex Club en janvier dernier prenait pour point de départ son histoire d’amour avec Delphine Rafferty, sa moitié, qui s’était glissée dans le casting post-binaire du défilé. La saison précédente, elle déconstruisait avec Sirens l’interprétation patriarcale des contes et alertait sur les lois transphobes aux États-Unis, qui frappent désormais à nos portes. L’hiver précédent, les Guérillères de la théoricienne lesbienne Monique Wittig prenaient vie dans sa collection Red Warriors, en manteaux de vinyle et mini-kilts à tartan rouge. “Elles disent que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence”, écrivait Wittig en 1969. En interrogeant les références oubliées et cachées, Friot est-elle en train de construire un nouveau monde, une nouvelle idée de la mode ?
Car quand elle ne travaille pas pour sa marque ou ne chope pas des jobs pour joindre les deux bouts, Friot dévore les essais féministes et queer. Sur la scène parisienne, elle est décrite comme une punk, la digne descendante de Vivienne Westwood, qui n’hésite pas à bousculer. “J’imagine que j’en garde l’aspect radical, l’idée du DIY.” Celle qui a grandi en écoutant Siouxsie and the Banshees, Patti Smith ou X-Ray Spex décrit une enfance passée à mille lieues du patriarcat, observant sa mère directrice dans un label, bossant tard pour défendre ses musicien·nes dans le rap français, tandis que son père artiste faisait la cuisine. Entourée de plasticien·nes, de peintres, elle se sensibilise à différents supports mais choisit le vêtement. Diplômée de Duperré et de l’Institut français de la mode, Jeanne Friot se nourrit de multiples expériences chez A.P.C., Kitsuné, Wanda Nylon ou Balenciaga avant d’élaborer la vision de sa propre marque. “Je ne me retrouvais pas. Je me suis demandé comment revendiquer un espace queer dans la mode, un endroit d’expression pour les femmes, tout en défendant une production écoresponsable désirable.”
Quelques mois avant le Covid, elle quitte Balenciaga et lance sa propre marque. Le confinement lui donne le temps de composer sa première collection, Love Is Love, aux silhouettes pailletées et jeans à plumes inspirés de la nuit queer qui l’entoure depuis son adolescence. Cette collection évoque également l’ouvrage All about Love de la théoricienne féministe noire bell hooks. Rapidement, les médias retiennent cet ovni de la mode qui combine normalisation de la minijupe masculine et citations d’universitaires.
Le documentariste-phare du milieu, Loïc Prigent, filme son premier défilé Red Warriors et ne la quitte plus : postée sur son compte YouTube comptabilisant plus de 600 000 abonné·es, la vidéo est titrée “Je suis obsédé par Jeanne Friot”. La créatrice est validée, adulée par le milieu, son nom est sur toutes les lèvres. Rapidement, sa robe signature composée de ceintures chinées s’affiche sur le corps de la reine de la pop, Madonna. La consécration ? Madonna, c’était un rêve. Le symbole d’une femme de pouvoir qui a ouvert de nouvelles représentations et affirmé un plaisir féminin du sexe. Elle figure au panthéon des nombreuses femmes fortes admirées par Friot : Virginie Despentes, Béatrice Dalle… “Je retiens la liberté de Béatrice Dalle, elle m’a permis de me dire que tout était possible. Despentes, elle aussi, n’a pas hésité à prendre des risques, à parler des choses qui étaient encore inaudibles.”
Le point commun est une articulation entre prise de pouvoir, radicalité et création d’espace qui reste difficile à mettre en place matériellement dans la mode contemporaine. “Les jeunes designers doivent tout faire à 360 °, avec des moyens inégaux et écrasés face aux grandes maisons”, lance Friot. Et s’il y a pléthore de femmes ou de personnes non binaires ou racisées talentueuses, autant dire qu’elles manquent à l’appel. Friot s’essaie à une liste, cite Alice Vaillant, Valériane Venance, Clara Daguin, Ester Manas. “On peine… ce n’est pas normal et c’est aussi pour cela que je me bats.” Pourtant, l’optimisme demeure. S’il est difficile d’être une femme lesbienne dans la mode et de se positionner dans le spectre de l’activisme, elle espère construire des espaces de déconstruction pour la suite : “Drag Race France, avec Kiddy Smile et Daphné Bürki, rend les questions de genre et de sexualité plus communes pour la nouvelle génération. Je suis confiante, même si le dynamisme d’ouverture s’accompagne toujours de nouvelles limitations. La mode doit éveiller les consciences. Nous ne sommes pas encore réveillés.”



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Author : Manon Renault

Publish date : 2024-06-19 16:00:00

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Tags :Les Inrocks

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