*.*.*
close

François Cusset : “Une gauche jugée ‘antisémite’, c’est le monde à l’envers”

François Cusset : “Une gauche jugée ‘antisémite’, c’est le monde à l’envers”



L’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par Macron a suscité une sorte de sidération. Avant d’analyser ce que tu penses de la campagne électorale en cours, comment, avec le recul, interprètes-tu ce geste de Macron, souvent qualifié d’irrationnel ? Est-il le signe pour toi d’une panique, d’un aveuglement, ou d’une volonté, fut-elle inconsciente, de conduire le RN au pouvoir ?

François Cusset – L’arrière-pensée stratégique (explicite parmi les conseillers, comme ça a été révélé), de mettre le RN au pouvoir afin de le décrédibiliser pour 2027, a pu jouer son rôle, aussi dangereuse et invraisemblable soit-elle : autant livrer son enfant tout nu à un pédocriminel en espérant pouvoir ainsi le prendre en flagrant délit… Pour le reste, oui, beaucoup d’irrationnel dans cette décision, avec pour limites, et pour raisons supérieures donc, primo le brouillage politique généralisé grâce auquel Macron est arrivé au pouvoir et qu’il a ensuite porté à son comble, un brouillage qu’accélère ce temps de l’urgence politique (et dont Macron espère faire son miel, en renvoyant dos à dos “les extrêmes”), et secundo une logique de représentation venue corriger la logique des institutions. Car en démocratie, continuer à gouverner avec 14 % d’opinions favorables (si on regarde les élections européennes comme un sondage sur Macron) n’est pas chose aisée – mais là encore, arrière-pensée : avoir l’air de rétablir la représentation juste contre l’institution injuste, c’est le b.a.-ba du populisme… Dans le fond, si le plus grand ennemi de la ploutocratie macroniste est une force de gauche et une vraie politique de redistribution, alors oui favoriser une alternative d’extrême droite à la place d’une alternative de gauche est sans doute son but de guerre, en tout cas sa tactique actuelle…

Pensais-tu cette possibilité du fascisme au sommet de l’État aussi proche de nous ?

Non, bien sûr, et la sidération autant que la tristesse viennent de là… Mais avec le recul, historique et analytique, il n’y a là aucune “impossibilité” (on parlait depuis vingt ans de “plafond de verre”) : d’abord, parce que l’extrême centre macroniste joue tellement sur les terrains de l’extrême droite depuis ce début de second mandat, entre loi immigration et petites phrases “spontanées” du président, qu’il a préparé le terrain, repeint en brun les sièges du pouvoir, et plus profondément, parce qu’une machinerie d’État est une machinerie avant d’être un substrat éthique ou un corps de règles, et qu’en tant que machinerie elle sert à assurer la continuité administrative et institutionnelle. Comme on l’a vu en 1940 quand l’État français devenu fasciste est resté en place, avec les mêmes prérogatives qu’avant – ce que les historiens ont enfin pu montrer, établir, après des décennies de ritournelle gaullienne puis mitterrandienne sur Vichy comme exception, etc.

As-tu été, par contraste, surpris, et galvanisé, par la constitution rapide du Front Populaire ?

Émotions fortes, en quelques jours : le dégoût du résultat du 9 juin, la colère contre la décision si risquée de Macron, la peur de voir le pire advenir, puis après 2-3 jours la joie, même avec mille réticences c’en était quand même une, joie de voir si vite les inconciliables s’allier et cette union s’affirmer comme seule option de survie… Mais là aussi, la joie a été vite calmée, en tout cas atténuée : par le détail d’un programme qui accumule les compromis et sent un peu l’ingouvernable, et par le retour des vieux démons en deux jours de plus seulement : “purge” hallucinante à LFI, place réticente faite à Glucksmann, et l’opportunisme de Hollande faisant retour comme si ce NFP avait besoin de lui…

Le Nouveau Front populaire te semble-t-elle la forme partisane la plus ajustée et efficace pour faire face au RN et au camp macroniste ?

Oui, c’est la seule, mais à condition justement de ne pas être une forme partisane, d’être une alliance assez ouverte, assez peu partisane et instituée, assez alimentée par les idées et les initiatives de la société civile (dont la part, annoncée fièrement, s’est vite réduite comme peau de chagrin), assez pour pouvoir attirer à elle tous les déçus et les ennemis du macronisme qui auraient l’impression de trahir leurs valeurs ou d’enterrer leurs principes fondamentaux en laissant le RN “essayer” (puisque c’est celui-ci le verbe du pire ces jours-ci)… Ce qui en fait du monde à attirer, sans doute plus que les même pas 30 % qu’alignent dans les urnes les partis alliés au sein du NFP. Quant à son nom, difficile d’être contre : s’il s’agit de prévenir les innocents, ou ceux à qui les médias mentent, que l’horreur est au bout du chemin, comme 1939 a suivi 1936, c’est la bonne référence, même si c’est faire peut-être un peu trop confiance à la culture historique des électeurs…

Sur quelles promesses, convictions, mesures, horizons, la gauche unie peut-elle selon toi gagner la confiance d’une majorité de citoyens, notamment ceux qui souffrent de leurs conditions sociales d’existence ?

Les conditions, non seulement sociales mais subjectives, de subsistance mais de projection possible dans l’avenir, n’ont jamais été aussi précaires, alors même qu’un moindre cadeau fiscal aux entreprises et aux grandes fortunes (moindre que celui fait par Macron depuis sept ans), pour ne même pas parler d’une nouvelle taxe Tobin, suffirait à financer la solution immédiate à toute cette souffrance… La gauche unie doit le dire, clairement : en pointant les mensonges éhontés du RN (son anticapitalisme étant un peu comme celui de Xi Jinping… et ses promesses de rupture étant déjà trahies avant même les élections, comme sur la réforme des retraites), en annonçant aussi un transfert fiscal en sens inverse de celui de sept ans de macronisme. Et surtout, car c’est le seul lien entre court terme et long terme, en connectant politique sociale et politique environnementale, par des mesures qui distribuent l’effort, le font peser sur les hauts revenus, mais le généralisent, au lieu de séparer ces deux questions, voire de les opposer, comme le RN, aidé par l’irresponsabilité au pouvoir, est parvenu à le faire dans la tête des gens, qui en sont revenus à croire que l’écologie est un luxe de bobos au moment même où tous les voyants sont au rouge et les pires prévisions s’emballent…

“Preuve aussi que tout est possible, qu’on peut dire n’importe quoi”

Les procès en antisémitisme constants faits aux Insoumis de la part des Macronistes, en dépit de toutes les analyses des historiens rappelant la réalité de l’antisémitisme de l’extrême droite, à côté duquel les quelques dérives autour de Mélenchon restent mineures, sont-ils pour toi le signe que la droite française s’est ralliée à l’extrême droite pour empêcher la gauche de gagner ?

Je ne vois pas d’autre explication à une supercherie aussi grotesque, à un délire aussi grave et aussi insoutenable, à ce concert de trémolos pour associer antisionisme et antisémitisme (dont la différence est béante, aussi cruciale que la différence entre le judaïsme de gauche progressiste et laïc et le judaïsme religieux ultraconservateur), mais aussi associer gouvernement israélien et mémoire de la Shoah, et du coup, avec une mauvaise foi abjecte, associer les prises de position pro-palestiniennes de la gauche et la tradition rance de l’antisémitisme français… Comment osent-ils ? Alors qu’il suffit d’aller lire et écouter les propos incriminés, comme quand on incriminait ceux de Jeremy Corbyn et des Travaillistes anglais. Rien là-dedans, mais RIEN, qui soit ne serait-ce qu’ambigu sur l’histoire juive et l’histoire de l’affreuse judéophobie européenne… Mais que Macron et ses sbires jouent ce jeu dégueulasse, pourquoi pas, ils en seront responsables devant l’histoire ; en revanche, que Serge Klarsfeld rencontre Marine Le Pen et dise la choisir contre une gauche jugée “antisémite”, là c’est le monde à l’envers, de quoi faire se retourner dans leur tombe les grands survivants de la Shoah morts ces dernières années… Preuve aussi que tout est possible, qu’on peut dire n’importe quoi, inverser les polarités, effacer des pans entiers de l’histoire, et que le présentisme des réseaux sociaux et des haines instantanées n’y trouvera rien à redire, au contraire…

Comment comprends-tu le discours de Macron, qui s’approprie les mots et les idées du RN (le parti “immigrationniste” !) ?

Au-delà de sa stratégie de fond, sa stratégie de brouillage des polarités idéologiques antérieures et de déplacement vers la droite de tout l’échiquier politique, au seul profit des marchés et du buzz, Macron va tellement loin qu’on ne peut pas ne pas y voir un élément de jouissance, l’omnipotence devenue démence quand elle prend plus plaisir à choquer ses ennemis, à provoquer les modérés, à empiéter sur le terrain (pas seulement rhétorique) d’une extrême droite qu’il conspue à chaque élection, plus de plaisir à ça qu’à la moindre construction politique durable… Il le fait parce qu’il peut le faire, et désolé pour la comparaison, dans un autre genre c’est aussi la raison ultime pour laquelle Trump sortait ce qu’il sortait (et le refera s’il est réélu) : parce qu’à ce niveau de surattention électrisée de tous, de suroccupation de feu l’espace public, l’infamie est quand même autrement plus jouissive que la dignité… On vous braque tous les projecteurs et vous allez juste faire un petit laïus gentillet, allons donc ! Mais passons sur Lacan, et n’oublions pas la stratégie : Macron est aussi, quand il fait ça, le pantin de forces et de rapports de classe (“bloc contre bloc”, comme disaient les Marxistes hier), en tout cas leur serviteur, des rapports de force qui dans le contexte apocalyptique actuel exigent de diaboliser feu la gauche et d’angéliser le néo-RN pour sauver le magot…

En France, les élites politiques et intellectuelles ont souvent pensé que la France était immunisée, par sa tradition politique, contre le fascisme au pouvoir. Comment comprends-tu cette conviction rattrapée par le réel ?

Conviction en trompe-l’oeil, mélange de cette myopie mémorielle qui nous a présenté Vichy comme une anomalie antifrançaise et d’un peu de wishful thinking, d’espoir devenu demi-conviction que ça n’arrive jamais… Et puis, ici encore, c’est inverser l’ordre des choses : c’est imaginer qu’une série de principes, inscrits dans la loi, l’éthique, l’imaginaire collectif, seraient intangibles et premiers, qu’ils ne seraient pas la conséquence de rapports de force, lesquels, lorsqu’ils évoluent, vont mécaniquement faire évoluer ces principes, ou progressivement, ou discrètement, mais les adapter, disons, à ce qu’exige l’état des forces… À l’heure du trio Poutine-Xi-Modi, de l’explosion démographique africaine, de mafias numériques plus puissantes que tous les États, et de marchés financiers nous envoyant dans le mur sans accepter le moindre début de régulation, sur fond de crise très concrète de l’habitabilité de la terre, à cette heure-là de l’histoire, le fascisme se présente, et il est présenté par ceux qui veulent sauver leurs intérêts de la catastrophe en cours, comme la seule option, la plus sincère, la plus convaincante… L’histoire ne se répète pas, mais elle est à chaque fois ce jeu de forces dont, alors qu’il faudrait impérativement autre chose, peut déboucher le pire, le pire repeint aux couleurs de la providence…

“Attention à la haine de soi, qui est le plus sûr moyen de tomber dans le piège fasciste”

Beaucoup d’artistes ont mis en avant le fait que leurs appels ou leurs pétitions ne pesaient plus dans le débat public ; pire, qu’ils pouvaient être contre-productifs. Penses-tu, comme eux, qu’il n’y a rien à attendre du côté des artistes et intellectuels pour peser sur le réel et redonner envie d’un horizon émancipateur ?

Attention à ne pas se tirer dans le pied non plus, ou par pression populiste, avoir peur de qui on est et de ce qu’on fait : comme le disaient Foucault et Deleuze dans le contexte politique lui aussi agité des années 1970, on a besoin de tout le monde. Chaque profession, de la plus créative à la plus alimentaire, participe de la boîte à outils du changement social… Ces temps-ci c’est pareil, plus que jamais même. On a besoin du peintre pour modifier nos précepts, du géomètre pour nous réapprendre l’espace, de l’intello pour arriver à lire entre les mots et leurs mensonges, de l’écrivain pour imaginer autre chose, du danseur pour se souvenir que le corps n’oublie pas, etc. En revanche, oui : à l’heure où l’IA génère des pétitions automatiques et les réseaux font circuler une bonne conscience qui ne suffit pas pour agir, signer des appels la main sur le cœur a bien sûr ses limites évidentes… Mais attention à la haine de soi, qui est le plus sûr moyen de tomber dans le piège fasciste, voir de laisser décider seul le petit fasciste que, bien sûr, on a tous en nous. Deleuze, encore lui, disait que reconnaître ça, c’était le sine qua non pour pouvoir empêcher son retour au pouvoir.

En un mot, es-tu confiant, ou sceptique, sur la victoire de la gauche le 7 juillet ?

J’aimerais que le verbe “compter” l’emporte sur le verbe “compter” : que la confiance l’emporte sur les calculs, que le fait de peser l’emporte enfin (comme le sent ce peuple de gauche soudain réveillé) sur les sondages pessimistes, que la grande amitié collective entre tous ces gens qui crient “non!” l’emporte sur les bidouillages électoraux et un état des forces pas complètement favorable… J’aimerais, on aimerait tous, que l’extrême droite n’ait pas dans le dos le vent de l’histoire, en cette période qui partout la chérit tant, et qui lui a tendu le désir de révolution et la rhétorique du changement, repris aux gauches qui les avaient depuis un siècle mais les avaient laissés se perdre… J’aimerais, on aimerait tous, une bonne nouvelle le 7 juillet, et il en sera peut-être tout autrement. En tout cas, qu’une bonne surprise advienne ou que le pire ait lieu, la résistance commence lundi 8 juillet au matin : au mieux, résistance à la manie des compromis foireux et des promesses non tenues qui pourrit la gauche depuis si longtemps, et au pire, résistance directe, tenace, à un pouvoir directement menaçant pour tant et tant de gens, dont il faudra tout faire pour les en protéger, à un pouvoir qui nous fera honte d’être français et fera quand même un peu ressembler les fameux Jeux de Paris à ceux de 1936… Allez allez je plaisante, mais à moitié seulement.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand

Dernier ouvrage paru : La Haine de l’émancipation. Debout la jeunesse du monde, Tracts (Gallimard)



Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/francois-cusset-une-gauche-jugee-antisemite-cest-le-monde-a-lenvers-622260-20-06-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-06-20 21:40:34

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags :Les Inrocks

..........................%%%...*...........................................$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$--------------------.....