Face au danger extrême que représente pour la démocratie française une éventuelle victoire électorale du Rassemblement national, la gauche a décidé de s’unir. Mais elle l’a malheureusement fait dans des conditions telles que sa division historique est à nouveau apparue comme une évidence.Un accord électoral est certes une bonne chose car il permet, au premier tour, de réduire les chances de succès des candidats du RN. Fallait-il dans la foulée que Place publique, le mouvement créé par Raphaël Glucksmann, les socialistes, les écologistes, les communistes se joignent à LFI pour essayer de faire croire qu’ils allaient gouverner le pays et signent à cette fin ce qu’ils appellent un programme de rupture ? Nous n’avions pas besoin pour lutter contre l’extrême droite d’un nouveau “Front populaire”. L’appel à la constitution d’un vrai front républicain aurait suffi.Un chef-d’œuvre de démagogie et de laxismeD’autant que le programme de gouvernement négocié du côté socialiste par Olivier Faure en personne, et donc imposé par l’appareil du parti au malheureux Glucksmann, est sur le plan économique une vraie catastrophe qui ne favorisera pas le succès dans les urnes. Proposer des dépenses d’une à deux centaines de milliards d’euros quand la situation des finances publiques nous imposerait le schéma exactement inverse est un déni de réalité. Affirmer en outre que La France Insoumise pourrait se transformer en échappant au pouvoir dictatorial de Jean-Luc Mélenchon relève du mythe. La gauche radicalisée a, une fois de plus, exercé son emprise sur la gauche sociale-démocrate qui venait pourtant de gagner, pour la première fois, les élections européennes.Pour faire avaler leur pilule à des citoyens largement désorientés, les auteurs de ce chef-d’œuvre de démagogie et de laxisme cherchent à capter à leur profit des expériences antérieures présentées comme de grands succès. Ainsi se réfèrent-ils de manière explicite à Léon Blum et au Front populaire de 1936 ainsi qu’au projet mitterrandien de 1981. Cette utilisation du passé relève soit de la mauvaise foi, soit d’une véritable inculture historique.Sur le plan économique, le programme du Front populaire de 1936 discuté entre les socialistes et les radicaux était relativement modeste. Surtout, il ne constituait qu’une base de désistement réciproque au second tour des élections, chaque parti défendant au premier ses propres intentions. De fait, les résultats des urnes ayant conduit Léon Blum à la tête du gouvernement, l’expérience se limita pour l’essentiel à un indéniable réformisme social. Les accords Matignon, signés le 7 juin 1936 par la CGT et le patronat à l’initiative du gouvernement, décidaient d’une hausse des salaires de 12 % en moyenne. La loi a prévu en outre deux semaines de congés payés et le passage de 48 à 40 heures de la semaine de travail.Oui, les dépenses correspondantes, rendues sans doute inéluctables du fait de la situation sociale, étaient du même ordre de grandeur que celles prévues aujourd’hui par le Nouveau Front populaire : hausse du Smic de 14 %, de 10 % du salaire de tous les fonctionnaires, indexation des salaires sur l’inflation et des retraites sur les salaires, départ en retraite à 60 ans fixé comme nouvel objectif. Sauf que les signataires de ce nouveau pacte oublient de préciser que Léon Blum, élu président du Conseil en juin 1936, fut obligé de démissionner un an plus tard. La hausse des prix avait très vite effacé celle des salaires et la hausse des coûts des entreprises avait entraîné la baisse de la production, notamment industrielle. De ce fait, aucune amélioration du taux de chômage, une dévaluation inéluctable du franc et l’impopularité croissante du gouvernement qui entraîne la fin du Front populaire.Les keynésiens sont des court-termistesLa référence à l’action mitterrandienne de 1981, pourtant beaucoup plus récente, est encore pire. Certes, le plan de relance immédiatement mis en œuvre comportait un relèvement de 10 % du Smic, une revalorisation de 25 % des allocations familiales, l’abaissement de 65 à 60 ans de l’âge de départ à la retraite. Mais ces décisions généreuses s’accompagnaient de mesures compensatoires en faveur des entreprises. Globalement, elles ne représentaient qu’une relance de 2,5 % du PIB, soit moins de la moitié des plans de dépenses actuels du RN et du Nouveau Front populaire.Cependant, une relance par la demande, même modérée mais faite à contretemps par rapport à une économie mondiale en récession compte tenu de la bataille contre l’inflation déclenchée par les Etats-Unis, se traduisit surtout par une dégradation de la balance commerciale de 1 % du PIB : quand la production ne suit pas, les importations augmentent. Problème fondamental que nos dirigeants politiques, dans leur immense majorité, ignorent : la bonne santé d’une économie se traduit sur le long terme par sa capacité d’offre, donc l’efficacité de son système productif, l’intensité de la demande en étant une conséquence et non pas une cause. Les keynésiens, qui pensent le contraire, sont en fait des court-termistes.Deux faits majeurs rendent la comparaison entre la situation actuelle et la période 1981-1983 complètement infondée. Le premier est que la situation de l’économie française est au début des années 1980 beaucoup plus solide qu’aujourd’hui. La balance des paiements est pratiquement à l’équilibre et la dette publique ne représente alors que 20 % du PIB, ce qui donne d’évidentes marges de jeu au gouvernement, contre 110 % à la fin 2023. Dès le début de l’année 1982, le plafond du déficit budgétaire considéré comme supportable fut fixé, sous l’influence de Jacques Delors, à 3 % du PIB, plafond qui ne fut jamais dépassé jusqu’à la cohabitation de 1993, Édouard Balladur étant Premier ministre. Cette discipline d’origine française, validée par François Mitterrand, devint curieusement la règle au niveau européen, que le Nouveau Front populaire veut casser !La seconde différence, fondamentale, fut la personnalité du premier Premier ministre lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Pierre Mauroy était profondément réformiste et social-démocrate. Il connaissait parfaitement l’histoire de Léon Blum et avait une sorte d’obsession : faire en sorte que la gauche puisse faire la preuve d’une capacité de gouverner le pays sur des durées longues, ce qui n’avait jamais été le cas. Dès son premier jour à Matignon, où j’eus l’honneur de l’accompagner, il savait que la rigueur de gestion serait incontournable. Nous mîmes donc en œuvre très rapidement, dans l’année 1981, l’ensemble des 110 propositions du programme présidentiel. Mais dès la dévaluation ratée d’octobre 1981, nous commençâmes à préparer le “tournant de la rigueur” suivant l’expression de Pierre Mauroy* lui-même.Le premier signal, comme je l’ai dit ci-dessus, fut budgétaire. L’acte réellement fondateur fut le plan de rigueur de juin 1982, intervenu donc seulement un an après l’élection de François Mitterrand. Il fallait mettre fin à l’enchaînement pervers de la relance par la demande, entretenant une inflation à l’époque à 14 % l’an et débouchant nécessairement sur une série de dévaluations – vive le Venezuela, dirait Jean-Luc Mélenchon. La solution fut simple dans son principe : quelques mesures restrictives – de l’ordre de 1 % du PIB -, blocage des prix et des salaires pendant quatre mois, ce que personne au monde n’avait jamais fait, et interdiction légale de toute indexation des salaires sur les prix, à l’exception du Smic. Donc l’exact contraire des propositions actuelles du Nouveau Front populaire. Dès 1983, l’inflation se mit à reculer et l’ensemble des équilibres économiques, y compris extérieurs, se rétablit très vite après le plan complémentaire de mars 1983. D’un côté, les mesures sociales avaient été prises et de l’autre l’économie protégée.Conclusion : oui, notre devoir citoyen est de tout faire, y compris en termes d’alliances, pour empêcher l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir, ce qui serait un vrai désastre. Mais le combat doit continuer : la gauche de gouvernement ne se reconstituera que si les sociaux-démocrates établissent durablement leur force de conviction sur l’ensemble de la gauche.Jean Peyrelevade, polytechnicien et économiste, est un haut fonctionnaire, banquier et dirigeant d’entreprise.* Dernier ouvrage paru : Réformer la France (Odile Jacob, 2023).
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Publish date : 2024-06-20 10:03:06
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