Juin 2022. Devant un parterre d’industriels de la défense réunis au nord de Paris, Emmanuel Macron décrète “l’entrée dans une économie de guerre” de la France, quatre mois après le début de l’invasion russe en Ukraine. En deux ans, l’idée a largement infusé. D’aucuns en font le nouvel état de fait des relations internationales. A Bruxelles, l’ancien patron d’Atos devenu commissaire au marché intérieur s’est autoproclamé commissaire à la défense. Drapé de ses nouveaux atours, Thierry Breton relaie auprès de qui veut l’entendre l’injonction du chef de l’exécutif tricolore. Derrière les immenses portes de l’hôtel de Brienne à Paris, à rebours du calme de cette bâtisse entourée d’arbres, le ministère des Armées bruisse du mantra.A chaque déplacement, Sébastien Lecornu ausculte les progrès réalisés. Le ministre veille au grain, car l’Etat a pris sa part du fardeau. Adoptée l’an dernier pour couvrir la période allant de 2024 à 2030, la loi de programmation militaire (LPM) est dotée d’une coquette enveloppe de 413 milliards d’euros. L’an dernier, 20 milliards d’euros de commandes ont été passés auprès des chefs de file du secteur comme Airbus Defense & Space, Dassault et MBDA. De quoi irriguer par ricochet les 4 000 entreprises de la base industrielle et technologique de défense tricolore, promet l’exécutif.En face, les industriels semblent s’être mis en ordre de marche. Ici, le délai de livraison des canons Caesar a été divisé par deux. Là, la fabrication d’obus de 155 mm augmente. La France ambitionne d’en produire 100 000 en 2024. Plus des trois-quarts seront destinés à l’Ukraine, qui en manque cruellement : il faut dire que chaque mois, la Russie produirait 250 000 obus d’artillerie selon les renseignements de l’Otan, un rythme qui l’amène à environ 3 millions par an. Soit plus du double de ce que l’Europe et les Etats-Unis sont capables de fournir à l’Ukraine…Lors du salon Eurosatory organisé à la mi-juin au nord de Paris – celui-là même qui a vu réémerger le concept d’économie de guerre en 2022 –, Thales a également annoncé qu’il quadruplerait sa production de munitions d’ici 2026. Dans le même temps, la production de poudre ressuscite en France, après s’être évaporée au mitan des années 2000. Et ce, grâce à la relocalisation de l’activité engagée par la société Eurenco, propriété à 100 % de l’Etat français, sur son usine de Bergerac en Dordogne. “Notre plan d’investissement de 500 millions d’euros sur trois ans va contribuer à doubler notre capacité de production”, se félicite le PDG d’Eurenco, Thierry Francou.Des dépenses à 2 % du PIBDeux ans après la mobilisation sonnée par Emmanuel Macron, la France a-t-elle basculé en économie de guerre ? De consensus d’experts, la réponse est non. En dépit de l’intense communication orchestrée par l’exécutif, l’Hexagone reste loin d’un tel objectif. “Entrer en économie de guerre supposerait des changements fondamentaux, avec le passage à une mobilisation d’une partie importante de l’économie au service des armées. L’industrie civile serait quant à elle intégrée dans une planification plus ou moins autoritaire pour l’effort de guerre”, résume Renaud Bellais. Selon le codirecteur de l’Observatoire de la défense de la fondation Jean Jaurès, “l’Etat s’est donné les moyens de réaliser des réquisitions dans le cadre de la loi de programmation militaire, mais il s’agit plus d’une transformation du cadre légal que d’une réalité opérationnelle”. Et de convenir que l’usage de l’expression d’économie de guerre constitue “une forme d’abus de langage”.Un coup d’œil dans le rétroviseur de l’Histoire permet de mesurer les efforts auxquels la France devrait consentir si elle devait basculer en économie de guerre. Sur le plan financier, les ressources engagées au siècle dernier ont été colossales. Entre 1914 et 1918, le budget consacré à la défense a représenté 55 % du produit intérieur brut français (PIB), selon les calculs de Josselin Droff et Julien Malizard, membres du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée, une unité du CNRS et de l’université de Bordeaux. Quand a éclaté la Seconde Guerre mondiale, cette part a bondi à 70 % du PIB.A l’heure actuelle, seule l’Ukraine atteint, en toute logique, de tels niveaux de dépenses sur le Vieux Continent. L’an dernier, le pays a consacré pas loin de 40 % de son PIB à sa défense. S’ils restent plus élevés qu’au cours des décennies précédentes, les efforts de la France lui permettront simplement de remonter à 2 % de son PIB, conformément aux engagements pris dans le cadre de la Loi de programmation militaire. Loin des 3 % qu’elle dépensait au cours de la décennie des années 1980, en fin de guerre froide.”Une économie de guerre à deux vitesses”Mais l’économie de guerre telle qu’imaginée par Emmanuel Macron ne se lit pas à l’aune du passé, à en croire ses promoteurs. “C’est, avant tout, remettre les enjeux de production au cœur de la vie des entreprises de défense. C’est augmenter les cadences, réduire les délais de production, retrouver de la souveraineté”, défend-on à l’Hôtel de Brienne. Reste que Sébastien Lecornu a dû reconnaître en mars qu’il “existait une économie de guerre à deux vitesses”. La situation tiendrait aux difficultés rencontrées par les entreprises de défense – surtout les sociétés de petite et moyenne taille – en matière de financement, d’approvisionnement ou de recrutement… Mais pas seulement. “La hausse du budget de la LPM tient à l’inflation ainsi qu’à l’augmentation structurelle des coûts des matériels dont le niveau d’équipement augmente, comme en matière d’électronique embarquée. En dehors du cas spécifique des missiles et de l’artillerie, la LPM prévoit en réalité assez peu de nouvelles commandes, voire pas du tout”, constate Julien Malizard à la Chaire économie de défense de l’Institut des hautes études de défense nationale.Pour le chercheur, la loi permet “d’améliorer le futur sans changer de braquet quantitativement sur la taille des forces armées françaises”. Pas évident, pour des industriels dépendants de la commande étatique, de faire bondir leurs capacités dans un tel contexte, en conclut Léo Péria-Peigné, à l’Institut français des relations internationales. “Des achats de matériel militaire ont même été retardés. 300 blindés Jaguar étaient attendus en 2030 : il n’y en aura que 250 à cette date. Le reste arrivera en 2035. On déplore la frilosité de l’industrie, mais elle ne dispose pas de la garantie que ses investissements lui seront utiles. Si les commandes de l’Etat ou l’export ne suivent pas, ils en seront pour leurs frais”, considère ce spécialiste de questions d’industrie de défense.Il y a un an, les lignes de production du fabricant de blindés Arquus – qui assemblent les fameux Jaguar, mais aussi les modèles de Griffon – tournaient ainsi au minimum de leurs capacités, en dépit du souhait affiché de son dirigeant de participer à l’effort collectif. Aujourd’hui, le champion tricolore est sur le point d’entrer dans le giron du conglomérat belge John Cockerill. Une opération de consolidation dans une industrie de défense européenne qui reste extrêmement fragmentée. Or, “les efforts vers la massification de la production ne peuvent être pensés qu’à une échelle interalliée, avec l’Otan ou à l’échelle de l’UE sans les Etats-Unis. La question qui me semble fondamentale réside dans la capacité à mettre en place une forme de coalition capable de faire de la masse quand le besoin s’en fera s’en sentir”, met en avant Julien Malizard.Reste à voir la façon dont le sujet sera appréhendé par les nouvelles forces en présence à l’échelle française et européenne, au moment où la contrainte budgétaire se fait plus pressante. Le concept d’économie de guerre cher à Emmanuel Macron risque bien d’en sortir chahuté.
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Author : Julie Thoin-Bousquié
Publish date : 2024-06-23 07:00:00
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