C’est là, dans la plus grande des deux salles de spectacle de la Comédie de Genève, que la metteuse en scène française a finalisé sa très attendue nouvelle pièce, Absalon, Absalon !. Les ultimes répétitions se sont déroulées en mai et en juin 2024, juste avant la création au Festival d’Avignon. Largement saluée par la critique pour Les Palmiers sauvages (2014),adaptationde la première partie de Si je t’oublie, Jérusalem, Séverine Chavrier revient ainsi vers l’écrivain américain. Dans l’intervalle, elle a notamment signé Nous sommes repus mais pas repentis (2016) et Ils nous ont oubliés (2022), deux pièces inspirées de Thomas Bernhard, un autre de ses auteurs fétiches, qui partage avec Faulkner le goût du ressassement logorrhéique au fil de longues phrases.
La metteuse en scène a elle-même longtemps ressassé le projet Absalon, Absalon ! avant d’arriver à le concrétiser, le travail au plateau ayant été amorcé en 2019. “J’avais la pièce en tête depuis des années, mais elle a été difficile à monter, nous déclare-t-elle au cours de cet entretien matinal réalisé en amont d’une session de répétitions. Désormais stabilisée, la distribution, en particulier, a beaucoup bougé. Des personnes sont parties, certaines sont revenues, d’autres encore – avec lesquelles j’avais travaillé sur des pièces antérieures – ont traversé quelques répétitions. La scénographie [élaborée par Louise Sari, collaboratrice régulière] a aussi donné lieu à diverses tentatives. Il y a quelque chose de ‘donquichottesque’ dans le projet de la pièce, comme dans le livre, qui raconte un immense échec.”
Roman sur scène
Il faut dire qu’adapter ce roman sur scène ne constitue pas un mince défi. Inspiré d’un épisode biblique, il évoque une tragédie antique transposée dans l’atmosphère moite du sud des États-Unis, avec la guerre de Sécession en arrière-plan. Retraçant les destinées de trois familles, le récit se déploie à travers les perspectives de différents personnages dont les flux de mémoire et de conscience s’entremêlent. Au centre se trouve Thomas Sutpen, un self-made man blanc devenu riche et puissant, propriétaire d’un domaine immense dans le comté imaginaire de Yoknapatawpha, où il est arrivé, plein d’ambition, dans les années 1830. Miné de l’intérieur, notamment par le racisme et l’inceste, son empire va s’effondrer au début du XXe siècle…
Absalon, Absalon ! véhicule ainsi, intimement liées, une méditation sur l’histoire des États-Unis et une exploration des plus sombres recoins de l’âme humaine. Séverine Chavrier aborde l’adaptation scénique via la lecture qu’Édouard Glissant propose du roman dans le texte Faulkner, Mississippi, y décelant l’impossibilité des Américain·es de fonder une légitimité sur le pays qu’il·elles ont conquis, en raison des traumas originels que sont le massacre des peuples natifs et l’esclavage. Petit-fils du grand penseur et écrivain martiniquais, Pierre Artières-Glissant figure parmi les interprètes de la pièce.
L’Amérique comme “une gigantesque machine à produire et broyer de l’image”
Transposant l’action dans l’époque moderne, sans datation précise, en utilisant peu le texte du livre, la metteuse en scène appréhende ici l’Amérique comme “une gigantesque machine à produire et broyer de l’image”. Par conséquent, l’image dans la pièce revêt une grande importance. Élément majeur du dispositif scénique, un très large écran – de papier – absorbe des images de natures et textures variées, tournées avec différents types de caméras, certaines en direct au cœur de l’action. Lors de la journée de répétitions à laquelle on assiste, deux voitures se trouvent aussi sur le plateau, en partie recouvert de terre. Préparées et réglées avec une grande minutie, quelques scènes de la fin de la pièce sont mises en travail durant la matinée.
L’une d’elles consiste en une bagarre entre plusieurs personnages masculins, filmés avec une caméra infrarouge qui confère un air spectral à leur visage et à leur silhouette, tout le récit étant hanté par les fantômes du passé. L’après-midi, le premier rôle est dévolu pendant deux heures à un protagoniste inattendu, en l’occurrence un boa, filmé dans des configurations – et circonvolutions – diverses. Très cinématographiques, évoquant notamment l’univers des frères Coen et de David Lynch, le décor et l’ambiance font penser par exemple à un drive-in et à un parking de motel perdus au milieu de nulle part.“Ça ne me dérange pas du tout que les interprètes aient des rapports différents à l’image, j’aime faire avec les singularités de chacun”, explique Séverine Chavrier.
Aventure collective
Installée dans les gradins au niveau de la régie, entre Quentin Vigier (créateur vidéo) et Simon d’Anselme de Puisaye (ingénieur du son), la metteuse en scène supervise l’image et le son autant qu’elle scrute le jeu. “Je travaille avec des visions plutôt qu’avec du texte, et je cherche à sentir à quel moment ça vibre.”
Côté vibrations, la musique apporte évidemment une notable contribution. Fidèle complice artistique, le bassiste et compositeur congolais Armel Malonga en est l’auteur. Jouant live sur scène, il intervient aussi parfois comme comédien au cours de la pièce. “Ensemble, nous traversons une aventure collective sur les questions abordées dans le spectacle : la cohabitation entre les Noirs et les Blancs, l’exploitation capitaliste, les rapports entre générations… Toute l’équipe influe sur la création.”
À partir de ce que l’on a pu voir à la Comédie de Genève, difficile de se représenter la pièce dans sa globalité – dont la durée annoncée (4 h 30) risque fort d’être dépassée. Une chose est sûre : faite de multiples fragments mémoriels et sensoriels, elle va prendre la forme d’une ample fresque épique et critique à travers l’Amérique, des champs de coton aux collines de Hollywood, dont l’écho se répercute sur tout le monde occidental.
Absalon, Absalon !, mise en scène Séverine Chavrier, à La FabricA, du 29 juin au 7 juillet à 16 h (relâche le 2), spectacle en français surtitré en anglais.
Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/avec-absalon-absalon-severine-chavrier-signe-une-grande-fresque-epique-623104-27-06-2024/
Author : Jérôme Provençal
Publish date : 2024-06-27 16:23:13
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