Depuis une trentaine d’années, le monde occidental est confronté à trois bouleversements considérables : la mondialisation, la révolution numérique et le changement climatique, brusquement passé du statut de perspective lointaine à celui d’urgence absolue. Ce n’est pas un hasard si la chute du mur de Berlin, que les historiens prendront comme point de départ de cette nouvelle époque, paraît remonter à la nuit des temps. Chaque année passée a laissé dans nos vies l’empreinte d’une décennie.Pour reprendre la grille d’analyse de Karl Polanyi dans son ouvrage magistral sur la révolution industrielle [1], ces métamorphoses présentent d’abord la caractéristique d’être particulièrement rapides. Pour l’Europe, elles sont en outre allogènes. Nous ne sommes à l’origine d’aucune d’entre elles. Dans une telle situation, le rôle des institutions, et de l’élite qui les incarne, est d’accompagner ces mutations pour atténuer leur sévérité, étaler dans le temps leurs effets et permettre aux plus vulnérables de s’y adapter.Les institutions n’empêchent jamais les extrêmes d’accéder au pouvoir : soit que les extrêmes s’y hissent légalement, comme Philippe Pétain en 1940 ou, dans une moindre mesure, Adolf Hitler en 1933 (Hitler ayant en effet très rapidement instauré un régime de terreur après sa nomination comme chancelier du Reich) [2] ; soit qu’ils y parviennent par la rue, qui balaie tout sur son passage. On peut observer qu’il arrive également, et c’est heureux, que des institutions, y compris de très solides, soient renversées par des forces démocratiques et libérales (de Gaulle en 1944 et en 1958, la révolution des œillets au Portugal, la chute du régime soviétique et de ses pays satellites à la fin des années 1980).Les institutions peuvent en revanche freiner l’ardeur des extrêmes une fois ceux-ci parvenus au pouvoir. En cas de victoire du Rassemblement national ou du Nouveau Front populaire lors des prochaines élections législatives, conférant à l’un ou à l’autre une majorité absolue à l’Assemblée nationale, le Sénat (sans lequel aucune réforme constitutionnelle n’est possible), le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation (qui peuvent empêcher l’adoption ou l’application de lois contraires à nos principes fondamentaux ou à nos engagements internationaux), les autorités administratives indépendantes (qui, comme leur nom l’indique, ne reçoivent pas d’instructions du pouvoir exécutif), l’Union européenne (qui assure la primauté du droit européen sur les normes internes), toutes ces institutions, chacune selon son rôle, empêcheront ces forces politiques d’appliquer la partie la plus extrême de leur programme. C’est d’ailleurs pourquoi, si toute formation politique, même raisonnable, est en droit, et parfois même en devoir, d’exprimer ses doutes à l’égard de décisions des institutions, notamment juridictionnelles, lorsqu’elle les estime inappropriées, elle doit toujours se souvenir que ceux qui protègent, aujourd’hui, des principes qu’elle apprécie modérément sont aussi ceux qui, demain, défendront ceux qu’elle affectionne davantage. Pour la droite républicaine, par exemple : la liberté d’entreprendre, l’interdiction de l’impôt confiscatoire, le droit de propriété, la liberté de l’enseignement.Macron et sa “décision insensée”Naturellement, le risque est alors grand que ces courants politiques extrêmes accusent les pouvoirs institués de les empêcher de mettre en œuvre leur programme. Ils feront des institutions les responsables des promesses non tenues. Ils maudiront le divorce entre l’élite et le peuple. Raison pour laquelle le pari du président de la République, si c’est celui qu’il a voulu faire, de confier au Rassemblement national les rênes du gouvernement pour le mettre à l’épreuve et apporter la démonstration de son incompétence semble bien risqué, car ce dernier aura beau jeu de mettre la responsabilité de ses échecs sur le dos des institutions. A l’élection suivante, il proposera de les réformer en profondeur.Les institutions doivent être suffisamment souples et solides pour résister aux crises et aider les responsables publics dans leur tâche immensément difficile de gouverner, surtout dans une période comme la nôtre. A l’aune de ces critères, celles de la Ve République sont un modèle du genre. Elles ont permis l’alternance et la cohabitation, les états d’urgence, les majorités courtes et les absences de majorité comme aujourd’hui. Mais la Ve a aussi un défaut, qui n’est hélas pas mineur : la concentration tout à fait exorbitante du pouvoir entre les mains d’un seul homme dont l’élection au suffrage universel direct fait office de sacre. La crise politique créée par la dissolution aura peut-être ce mérite de nous vacciner définitivement contre le mythe de l’homme providentiel. Car comment expliquer autrement que par le dérèglement de l’ego, rendu possible par l’excessive présidentialisation du régime, qu’un homme aussi intelligent et cultivé qu’Emmanuel Macron ait pu prendre seul, au mépris des autorités qu’il devait consulter, une décision aussi insensée ?Le conservatisme naturel des institutions protège – temporairement – le peuple de la démesure des extrêmes. Mais seuls les hommes qui les dirigent peuvent les mettre en situation de protéger le peuple du réel ; ce réel qui aujourd’hui a pour nom les trois séismes mentionnés en préambule.Or, sous bien des angles, l’élite, depuis trente ans, use des institutions pour se protéger elle-même quand il eût fallu qu’elle les réforme pour protéger le peuple. Des rémunérations exorbitantes des patrons au refus des médecins de servir dans les déserts médicaux, de l’abêtissement des enfants par un univers numérique qui plaît aux adultes à l’effondrement du système scolaire auquel échappent les enfants d’enseignants et de cadres supérieurs, de l’insécurité qu’on sous-estime dans les beaux quartiers à l’immigration qu’on adore parce qu’elle fait la plonge au restaurant, du peuple qu’on abrutit par la consommation à l’Europe qu’on béatifie sans circonspection, sans même parler des convictions politiques qu’on abandonne pour sauver une circonscription ou décrocher un maroquin, la liste est longue des stratagèmes de l’élite pour conserver les institutions au service de sa protection plutôt que de les mettre au service de celle du peuple. Si l’arc républicain a toutes les nuances de l’arc-en-ciel, il sent aussi le soufre des privilèges, dont les effluves ont été négligemment dispersés par la tripartition de la vie politique, voulue, encouragée, attisée par le président de la République et ses inféodés.[1] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, et, pour l’édition française, Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 1983.[2] Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand : souvenirs 1914-1933, Babel, 2004.
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Publish date : 2024-06-28 04:55:00
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