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Matthew Barney retrouve La Fondation Cartier pour une exploration monumentale de la violence américaine

Matthew Barney retrouve La Fondation Cartier pour une exploration monumentale de la violence américaine



Au cœur de l’œuvre de Matthew Barney, dominée par Cremaster, mythique cycle de cinq films réalisés entre 1994 et 2002, les vidéos ésotériques naissent souvent de souvenirs sportifs. Comme des petites madeleines affectives et conceptuelles à partir desquelles surgissent des images rêvées, des figures mutantes, des corps équipés de prothèses en silicone ou de cornes de bélier : des paysages de maux et merveilles, où le ou la spectateur·rice se perd souvent en conjectures, entre effroi et délice. Dans Cremaster, un stade de football américain accueillant des pom-pom girls agiles constituait déjà le décor d’un ballet hypnotique. Trente ans plus tard, on retrouve un stade dans le nouveau film de Matthew Barney à la Fondation Cartier, qui l’avait déjà exposé en 1995 alors qu’il n’avait que 27 ans.
Projeté sur cinq écrans suspendus en hauteur – quatre dans les coins et un immense central –, au rez-de-chaussée du bâtiment où l’on est invité·e à s’allonger sur un terrain reconstitué en moquette, Secondary part d’un souvenir marquant de l’artiste, lui-même ancien quarterback de l’équipe de foot au lycée : l’accident survenu lors d’un match célèbre, le 12 août 1978, au cours duquel Jack Tatum, joueur survolté des Oakland Raiders, heurta violemment Darryl Stingley, des New England Patriots.
La vidéo documente la frontalité de la collision, filmée sous plusieurs angles, après en avoir ausculté les préparatifs. Barney imagine, dans un avant-goût fantasmatique, tout ce qui conditionne le coup de force de Tatum – surnommé “l’assassin” par les médias –, qui a laissé Stingley tétraplégique. Le choc est ainsi devenu un mythe maudit du sport américain, à l’image de ce qu’en France, toutes proportions gardées, l’agression de Schumacher contre Battiston à Séville en 1982 suscita comme traumatisme national.
Hanté par cet accident depuis l’âge de 11 ans, fasciné par cette violence physique surgissant dans le poste de télé à la manière d’une scène primitive, Matthew Barney en fait la matière d’un film aussi documenté qu’onirique. Puisant son imaginaire plastique à la croisée du souvenir intime, de l’histoire sociale et de la mythologie américaine, l’artiste cultive son obsession de l’accident, du corps secoué. Après avoir étudié la médecine, voulant devenir chirurgien plastique avant de basculer dans l’image, Barney a prolongé ses rêves d’enfant en les laissant contaminer sa pratique artistique, traversée par cette fascination pour la chair malmenée et pour l’idée de remettre en mouvement des corps abîmés. L’artiste explique lui-même que “Secondary tisse des correspondances entre deux récits différents, avec le mouvement comme fil conducteur formel”.
Le premier récit décrit l’intrication de la violence et du spectacle, inhérente au football et à la culture américaine. Jouant lui-même le rôle d’un quarterback des Oakland Raiders, Barney s’attarde sur des exercices d’entraînement, sur la préparation aux impacts, sur les rituels d’avant-match. Chaque joueur s’entraîne ici à chuter, à lutter, à défier par la force musculaire son adversaire. L’artiste restitue les gestes silencieux d’une bataille à venir. Cet entremêlement touche aussi une certaine idée de la masculinité, que Barney déconstruit en donnant l’air de la célébrer. Secondary déploie ensuite un autre récit, plus organique et plus fantastique, centré sur les matériaux et les textures qu’il utilise pour ses sculptures – plomb, aluminium, terre cuite, vaseline, plastique. Pour Barney, “ces matériaux évoquent la force, l’élasticité, la fragilité et la mémoire, qualités qui incarnent chacune à sa manière un personnage”.
Hypnotique de bout en bout, d’un écran à un autre, plus narratif que la plupart de ses autres films, moins baroque et grandiloquent tout en gardant une part d’étrangeté, Secondary est selon Juliette Lecorne, commissaire à la Fondation Cartier, un “film à la fois rétrospectif et introspectif”. Où tout l’art de Barney se dévoile, à la fois dans sa façon de filmer des corps en mouvement et dans sa manière d’explorer un événement biographique.
Les images de ces corps en transe, saisis au plus près des peaux et des visages sévères, laissent la place à une riche matière sonore : la vidéo s’écoute autant qu’elle se regarde. Le souffle des combattants, le bruit des cordes et des haltères, le chuchotement des arbitres, l’écho du marteau sur le métal et du feutre sur le tableau d’avant-match traduisent l’absence des voix humaines dans ce dispositif guerrier ; les quelques cris de joueurs des Raiders, qui ressemblent aux héros de Mad Max, traduisent le règne des pulsions bestiales dans le vestiaire. Une histoire du silence, du langage étouffé, redouble cette histoire de la violence.
Tous les personnages – athlètes, coach, arbitres – sont ici interprétés par des danseurs professionnels, notamment les deux principaux protagonistes, dont les petits pas d’avant-match et les séances de musculation dessinent une chorégraphie quasi sacrificielle. À l’image de la sculpture Power Rack, exposée dans la salle avoisinante, et de la vidéo muette Drawing Restraint 27, en sous-sol, prolongeant une série inaugurée en 1987 sur les séances d’entraînement, Matthew Barney filme des corps affectés par les contraintes d’une cage de musculation, serviteurs volontaires d’une culture de la puissance. À la force morbide de l’arène qu’il consigne, l’artiste oppose la beauté plastique de ses images. Dans un monde de brutes, c’est tout sauf secondaire.
Secondary de Matthew Barney à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, jusqu’au 8 septembre.
Secondary: objet impact de Matthew Barney à la galerie Max Hetzler, Paris, jusqu’au 25 juillet.



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/matthew-barney-retrouve-la-fondation-cartier-pour-une-exploration-monumentale-de-la-violence-americaine-621446-02-07-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-07-02 06:00:00

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Tags :Les Inrocks

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