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Industrie verte : face à la Chine, le choix cornélien de l’Europe

Un technicien contrôle des panneaux solaires Norsol à Villaldemiro dans le nord de l'Espagne, le 10 février 2015




On la savait cruciale dans la production de médicaments. Un maillon clé de la fabrication des matières plastiques. Incontournable dans l’assemblage des téléphones portables, entrée de gamme ou bijoux de technologie. Au centre du modèle de la fast fashion, grâce à un vaste réseau d’ateliers capable de répondre au renouvellement sans cesse plus rapide des collections de vêtements. Avec la transition énergétique, la Chine pousse un cran plus loin sa place d’usine du monde. La voici en passe de s’imposer comme manufacture de la planète dans l’industrie verte. Une fois encore, elle a su faire mûrir de vastes capacités de production sur son territoire, tout en tissant sa toile aux quatre coins du monde pour faire main basse sur les matières critiques.La méthode est redoutable : “La Chine mise sur l’avantage du dernier arrivant dans un secteur, qu’elle combine à des barrières à l’entrée élevées sur son marché et à un environnement domestique concurrentiel pour éviter les effets pervers des situations de rente. En plus de subventions directes accordées par les autorités, les banques sont incitées à prêter aux entreprises reconnues comme stratégiques”, relate François Chimits, économiste au Mercator Institute for China Studies, un think tank allemand. De quoi répondre aux énormes besoins de son marché intérieur… Et rendre les produits chinois extrêmement compétitifs à l’export. D’autant plus qu’avec la crise économique qui secoue le pays et plombe sa demande intérieure, les entreprises chinoises ont grand besoin de l’international pour faire tourner leurs usines, souvent surcapacitaires. “Les trois-quarts de la production industrielle qu’a ajoutés la Chine entre 2019 et 2023 sont partis à l’export”, confirme Anthony Morlet-Lavidalie, économiste à l’institut Rexecode.Une déferlante de technologies vertes aux prix ultra-agressifs qui écrase la concurrence. En Europe, les groupes chinois sont en situation de monopole dans le domaine du panneau solaire. Ils assurent 90 % de l’approvisionnement en modules photovoltaïques, chiffre le European Council of Foreign Relations (ECFR), un groupe de réflexion basé à Bruxelles. Laminée au tournant des années 2010 par cette même concurrence venue d’Asie, cette industrie a d’autant plus de mal à reprendre pied sur le Vieux Continent que la fermeture du marché américain l’expose à un raz-de-marée de panneaux chinois d’une ampleur inédite… Et que des rescapés des années 2010, comme le suisse Meyer Burger, cèdent aux sirènes de l’Inflation Reduction Act (IRA), le formidable aspirateur à projets dans l’industrie verte inventé par Joe Biden aux Etats-Unis.La Chine présente dans l’ensemble des cleantechLibre du fardeau d’un moteur thermique qu’elle n’a jamais maîtrisé, la Chine espère reproduire le même coup de force avec la voiture électrique. Parmi les premiers à avoir pointé le bout de leur nez à l’étranger, les constructeurs MG et BYD ont profité à plein de sa stratégie industrielle. Imbattables sur les prix, ils disposent d’un outil de production très efficace et de réelles capacités d’innovation. En mars, l’ONG Transport & Environment prédisait que les voitures chinoises pourraient représenter près d’un quart des modèles électriques vendus en Europe sur l’année 2024. Un cap que Pékin a déjà franchi dans les batteries. Sous le capot des voitures électriques, des acteurs méconnus du grand public, à l’image du géant CATL, dominent la concurrence. L’an dernier, la Chine a produit l’équivalent de 747 gigawattheures de batteries pour des véhicules électriques, un volume supérieur à la demande mondiale. Et quand bien même un industriel voudrait s’affranchir de la Chine en produisant ses propres accumulateurs, il lui faudrait se résigner à contractualiser avec ses fournisseurs pour s’approvisionner en matières premières.Les chiffres de l’ECFR donnent le tournis : à lui seul, l’empire du Milieu contrôle 40 % de la production de cobalt et 78 % de celle de graphite, raffine 95 % du manganèse et 67 % du lithium consommés dans le monde, tout en façonnant 77 % des anodes et 92 % des cathodes des batteries. De quoi lui permettre de dominer la chaîne de valeur de la voiture électrique – et de l’ensemble des secteurs de la transition énergétique. Aucun acteur de l’industrie verte n’est à l’abri. Selon l’Agence internationale de l’énergie, les projets annoncés permettront à la Chine de Xi Jinping de détenir plus des deux tiers des capacités de production mondiales dans le secteur éolien d’ici à 2030. Dans les électrolyseurs – ces systèmes permettant de produire de l’hydrogène vert –, la Chine est en train de combler son retard à l’allumage. Pour cause : ses systèmes coûteraient deux fois moins cher que ceux proposés par des industriels européens, selon les calculs du cabinet d’études BloombergNEF. “La Chine a une stratégie d’hégémonie dans la plupart des chaînes de valeur de la cleantech [NDLR : la technologie propre]. Elle en a besoin pour soutenir son industrie nationale et récupérer une place un peu fantasmée de centre du monde”, considère Joseph Dellatte, expert des questions de climat et d’énergie à l’Institut Montaigne.L’Europe, un débouché logiqueSes concurrents sont prévenus. Engagés dans un vaste bras de fer commercial avec la Chine, les Etats-Unis n’ont guère tardé à répliquer. Dans le sillage de Donald Trump, son prédécesseur et concurrent à la Maison-Blanche, Joe Biden a ressorti en mai dernier l’arme fatale des droits de douane. Et fait grimper à 100 % les taxes sur les voitures électriques venant de Chine. Un protectionnisme tout sauf déguisé qui vient conforter le vaste plan de soutien à l’industrie, l’IRA. Tant pis si ces décisions sont susceptibles de freiner à court terme la décarbonation du pays : “Les Etats-Unis veulent avant tout être autonomes de la Chine. La réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre est moins leur priorité que celle de l’Europe, qui dispose à l’inverse d’une politique environnementale extrêmement sincère et réelle”, estime Sarah Guillou, économiste au sein de l’Observatoire français des conjonctures économiques. De quoi rendre la riposte du Vieux Continent a priori plus cornélienne. En limitant l’accès aux produits assemblés en Chine, l’Union européenne risquerait de ralentir le déploiement de panneaux solaires ou de voitures électriques, redoutent certains observateurs.Une corde sensible sur laquelle ne manquent pas de jouer les industriels chinois. Dans le Financial Times, le vice-président de Longi, premier fabricant de panneaux solaires au monde, estimait en février que “l’Occident” prenait le risque de manquer ses “objectifs écologiques” et s’exposait à “un doublement des coûts” des panneaux solaires en réduisant la voilure auprès des fournisseurs chinois. L’argument est loin d’être innocent : plombée par une demande nationale atone, la Chine a intérêt à ce que son terrain de jeu reste ouvert… notamment en Europe, débouché le plus évident pour les technologies vertes en raison des immenses ambitions de la région en la matière. “Les Etats-Unis se sont complètement fermés aux exportations chinoises dans certains secteurs. Le marché européen devient fondamental pour la Chine, ce qui la place dans une forme de dépendance”, confirme Vincent Vicard, expert du commerce mondial pour le Centre d’études prospectives et d’informations internationales, un organisme rattaché à Matignon.Mais pour l’Europe, le statu quo est intenable. Le précédent du gaz russe, l’arme politique utilisée par Moscou pour peser sur les sanctions décrétées à son encontre, a souligné les conséquences de la dépendance à un seul pays fournisseur, surtout en matière d’énergie… “Si rien ne change, nous aboutirons à une situation dans laquelle l’argent public européen aura massivement financé l’extension des capacités industrielles chinoises [NDLR : ce qui est déjà le cas dans le panneau solaire], confortant la mainmise du pays sur la quasi-totalité des chaînes de valeur”, prévient François Chimits.Des Etats membres divisésDans le sillage de l’enquête antisubventions ouverte en octobre 2023, Bruxelles s’est décidée en juin à rehausser les droits de douane sur les véhicules électriques importés de Chine. Qu’importe si la mesure pénalise les constructeurs européens et américains ayant délocalisé leur production en Asie. Depuis le 4 juillet, l’UE ajoute de l’ordre de 20 à 30 %, selon les groupes, aux 10 % de droits de douane déjà en vigueur. Détenu par l’Etat chinois, le groupe Saic écope de la plus grosse pénalité, 38 %. Protégée par ces nouvelles barrières, l’Union espère rétablir une concurrence juste, alors que les aides accordées par Pékin à ses fabricants automobiles atteindraient des montants faramineux oscillant entre 5 000 à 6 000 euros par voiture, selon le dirigeant d’un groupe européen.Sans renoncer pour autant à des produits chinois : car, dans le même temps, l’UE espère inciter des acteurs à s’implanter sur le Vieux Continent. Reste à voir s’ils emboîteront le pas à BYD, dont la première usine européenne devrait être érigée en Hongrie – au grand dam de la France… Ou s’ils privilégieront leur traditionnelle base arrière d’Asie du Sud-est pour contourner la hausse des tarifs douaniers. Dans le sillage de cette mesure, des industriels européens de l’hydrogène, comme Siemens Energy, ont plaidé début juillet dans une lettre adressée à la Commission pour “un changement dans la politique européenne du commerce, de la concurrence et de l’industrie”, appelant à des critères “made in Europe” pour protéger le tissu industriel local.Un changement délicat. Entre une Allemagne soucieuse de préserver la part de marché encore énorme de son industrie sur le marché chinois, certains pays désireux d’obtenir des investissements de Pékin sur leur territoire et une France très désindustrialisée, la conduite à adopter vis-à-vis du partenaire et rival diverge. Des différends que pourraient exacerber certains nouveaux équilibres politiques nationaux, au premier titre desquels le nouveau poids de l’extrême droite dans le paysage politique français, historiquement connue pour sa réticence vis-à-vis de la transition écologique et de la construction européenne. Or, “l’Europe aurait intérêt ce que les politiques industrielles des pays membres soient coordonnées. En l’état, elles sont coûteuses et conduisent les entreprises à mettre en concurrence les pays entre eux pour décrocher des subventions. Tout cela expose l’Europe à un risque de perte de compétitivité, notamment face à la Chine”, prévient Vincent Vicard. La construction d’une politique industrielle européenne s’annonce complexe. Elle est pourtant essentielle pour éviter d’enfermer l’Europe dans une posture défensive.Le financement, nerf de la guerrePrésenté comme le pendant européen à l’IRA américain, le règlement du Net Zero Industry Act (NZIA) adopté en février vise à créer un contexte favorable à l’investissement dans une dizaine de secteurs dits “zéro émission” définis comme prioritaires, comme les batteries, le solaire, l’éolien, les pompes à chaleur, l’hydrogène et le nucléaire. En introduisant un mécanisme tenant compte de critères de durabilité et de résilience, le texte cherche à réduire le poids du prix dans les décisions d’approvisionnement des Etats membres. Objectif : fournir à l’Union européenne un cadre lui permettant de produire au moins 40 % de ses besoins en technologies vertes sur son territoire à la prochaine décennie. Une manière d’”atténuer les risques” vis-à-vis de la Chine, enjeu cher à la Commission européenne. “Le NZIA est un progrès, mais il renvoie la responsabilité aux Etats membres qui doivent disposer de la volonté ainsi que de la capacité d’agir”, modère Jules Nyssen, président du Syndicat français des énergies renouvelables. Car le NZIA souffre d’une faiblesse de taille : il n’est assorti d’aucune contrepartie financière, quand l’IRA de Joe Biden promet d’aligner sur dix ans près de 400 milliards de dollars de dépenses publiques et de crédits d’impôt…L’UE dispose pourtant de quelques leviers à sa disposition pour financer le développement de capacités de production dans les technologies et réduire, par ricochet, sa dépendance à la Chine. A l’Institut Montaigne, Joseph Dellatte se dit favorable à l’utilisation en avance des revenus du carbone. “Il s’agirait de créer des obligations spéciales pour investir dans une politique industrielle réelle et que rembourseraient les revenus du carbone qui arriveront vers 2030”, envisage le chercheur. L’épargne accumulée par les citoyens européens pourrait également être fléchée vers les investissements en faveur de la décarbonation. Une piste prometteuse à en juger les 35 000 milliards d’euros de bas de laine en Europe. Jean Pisani-Ferry appelle pour sa part au relâchement des règles budgétaires européennes. Entre l’obligation, gravée dans le marbre de l’édifice européen, pour les Etats membres de contenir la dette publique à 60 % de leur PIB et une position de “championne du climat”, l’économiste estimait en mai 2023 que l’UE allait devoir choisir son combat. Et vite.



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Author : Julie Thoin-Bousquié

Publish date : 2024-07-06 08:00:00

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