Le livre du mois, encore une fois, nous vient d’un autre monde, d’un autre temps, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Plutôt que de nous en excuser, on peut en chercher les raisons. L’essentiel de la photographie telle qu’elle est en train de se faire est, à l’heure où nous écrivons ces lignes, sous presse : les rencontres d’Arles en juillet seront le point de lancement annuel d’une profusion de livres photo.
Juin est un temps de latence, de suspens, mais force est de constater que nous ne traversons pas non plus un moment historiquement abrasif – c’est rien de le dire. Une génération de photographes arrive, qui se cherche encore. Et comme chaque fois, elle le fait en revendiquant d’autres références, en prenant appui sur des travaux négligés. C’était frappant combien, au début des années 2010, l’explosion d’une génération s’était accompagnée d’un vaste chantier de redécouvertes, notamment de tout un pan de la photographie japonaise. Le monde de l’édition photographique n’est pas (seulement) nostalgique, il n’en finit pas de se connaître lui-même. Ce n’est pas tout à fait pareil.
Le livre du mois appartient donc à ce territoire jamais épuisé qu’est la photographie américaine des années 1970-1980. Il est signé Jack Luders-Booth, photographe social qui gagnait sa vie en enseignant la pratique photographique dans les prisons. C’est lors de l’un de ses ateliers, dans un centre carcéral du Massachusetts, qu’a été produite la matière première qui compose aujourd’hui ce livre. Un atelier tout à fait spécifique puisqu’il se déroulait dans une prison pour femmes et à partir d’un instrument immédiat, empressé, quasi magique : le Polaroïd.
Prendre la cellule des détenues comme une sorte de chambre noire, d’où sortirait quasiment en temps réel une représentation d’elles-mêmes à laquelle elles participeraient activement : le projet ici n’était pas de tirer le portrait, mais de proposer une image de soi. L’usage de la photographie, pour paraphraser Annie Ernaux, tient lieu ici de miroir dans lequel les prisonnières, souvent incarcérées pour avoir été complices d’un braquage monté par leur mec, ou pour des problèmes liés à de la consommation de drogues dures ou à l’exercice de la prostitution, vont tenter de restaurer quelque chose de “l’idéal du moi”, que l’univers carcéral démolit.
En prison, les détenu·es n’ont rien à contempler, sinon les quelques mètres carrés de leur cellule. Et en retour, personne ne les regarde. L’enjeu ici est moins de nous donner des informations sur la prison américaine d’il y a quarante ans que de rendre à la photographie sa fonction réflectrice, pour ne pas sombrer dans une néantisation de soi.
Mais l’œil ne rentre pas sans brusquer quelque chose. Et à ce titre, l’autre enjeu du livre touche à la question du genre. Que ce soit un regard masculin qui pénètre là, en territoire séparé de tout contact avec les hommes, ne va pas sans risque. Comment abolir une telle différence et laisser ces femmes construire une représentation qui ne les trahisse pas ? C’est le beau souci de Jack Lueders-Booth. S’il y parvient, et de façon, il faut le dire, aussi sensible qu’irréprochable, c’est d’abord en gagnant leur confiance.
Or le photographe n’a pu faire ce travail, de 1978 à 1986, qu’avec l’aide de sa fille, qui était aussi son assistante. Il le dit lui-même : sa présence active et ses liens avec les prisonnières ont permis d’abolir la différence de genre pour se concentrer sur ce qui comptait plus que tout pour elles : produire une image digne, parce que juste. Et au passage, renvoyer à la prison cette part de représentation qui lui manque cruellement : celle d’une humanité décidément possible.
Women Prisoner Polaroids de Jack Lueders-Booth (Stanley/Barker), 80 p., 51 €. En librairie.
Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/pourquoi-il-faut-decouvrir-les-women-prisoner-polaroids-de-jack-lueders-booth-621478-06-07-2024/
Author : Philippe Azoury
Publish date : 2024-07-06 07:00:00
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