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“Clouds Theory” : Laurent Grasso nous emmène dans les nuages à l’abbaye de Jumièges

“Clouds Theory” : Laurent Grasso nous emmène dans les nuages à l’abbaye de Jumièges



Dans l’une de ses plus anciennes vidéos, Projection (2005), Laurent Grasso filme en plan fixe un nuage menaçant qui envahit les rues de Paris, et engloutit tout sur son passage, jusqu’à la caméra qui le filme. Outre qu’il traduit près de 20 ans plus tard une peur contemporaine du toxique, à la fois concrète (la catastrophe climatique) et métaphorique (la catastrophe politique), le film aussi hypnotique que simple dans son dispositif resserré, rappelle combien le motif du nuage traverse depuis ses débuts le travail de l’artiste.

Car Laurent Grasso a toujours été obsédé par l’existence trouble des phénomènes célestes, par les mystères cosmiques, par la manière dont les forces aériennes impactent la vie terrestre. Invité à l’abbaye de Jumièges par Philippe Platel pour une carte blanche dans le cadre des 150 ans de l’impressionnisme, l’artiste donne la mesure de cette hantise avec son exposition Clouds Theory, tout en proposant une recontextualisation de son travail.

L’histoire confuse de notre temps présent

Le décor de Jumièges, monastère bénédictin plusieurs fois détruit dans l’histoire, et souvent qualifiée de “plus belle ruine de France”, forme un écrin singulièrement ajusté à ce qui le travaille depuis des années : une certaine idée de l’effondrement. “Comme je le fais toujours, j’ai cherché à capter l’énergie du lieu, à savoir par quels flux il est traversé, explique l’artiste. Jumièges a été traversé par de nombreux désastres, des invasions, tremblements de terre, incendies, inondations. J’ai travaillé sur cette histoire, considérant le lieu comme une porte magnétique entre le passé et le futur, une sorte de Stonehenge SF, plutôt que comme un lieu patrimonial.”

C’est bien le pouvoir “science-fictionnel” du lieu qui a poussé l’artiste à prolonger ses obsessions, en mélangeant d’anciennes pièces (films, sculptures, peintures) à d’autres spécialement conçues pour le lieu, dans un récit parfaitement cohérent, qui, d’un chapitre à l’autre, raconte l’histoire confuse de notre temps présent, coincé entre les souvenirs du passé et les anticipations futuristes.

Déconstruire une nature idéalisée

Si le rapport avec les 150 ans de l’impressionnisme ne va ainsi pas de soi a priori, cette façon d’appréhender le travail de Laurent Grasso le rapproche d’une certaine manière d’un esprit défendu en leur temps par les peintres, à l’image de Claude Monet qui voulait “représenter l’impossible”, capter les énergies qui vibrent dans des paysages.

Représenter l’impossible, cela revient pour Grasso à nouer une intrigue, quasi romanesque, dans tous les recoins de l’abbaye, à y puiser des vibrations qui résonnent avec nos réflexions sur l’état du monde à l’heure des catastrophes climatiques. À mettre en forme, au fond, ce qui nous traverse et nous inquiète.

Ses films magnétiques, entre abstraction contemplative et fiction spéculative – OttO (2018), tourné en Australie ; Orchid Island (2023), au large de Taïwan ; Artificialis (2020) –, déconstruisent chacun à sa manière l’idée d’une nature idéalisée, pour la reconnecter à une menace sourde. Une menace qui s’incarne par exemple, dans un mystérieux rectangle noir en lévitation, projetant son ombre sur des paysages, dans Orchid Island. Le signe matérialisé par l’image, presque spielbergienne, d’un danger politique, d’une invasion extraterrestre, d’un crash climatique.

Laurent Grasso, “Orchid Island”, 2023, film HR, 20’ (© Laurent Grasso / ADAGP, Paris, 2024, Courtesy Perrotin)

Cette atmosphère apocalyptique et spirituelle à la fois, évoquant des motifs chers au cinéaste fétiche de Laurent Grasso, Andreï Tarkovski (Stalker, Solaris, Nostalghia…), se déploie dans les allées de l’abbaye à ciel ouvert. Le dispositif de l’exposition procède en effet avant tout d’une expérience immersive, à l’image des sculptures discrètes mais puissantes au sein des ruines.

Les nuages sont parmi nous

Le·la visiteur·se se frotte physiquement à cette présence des nuages, qui figurent le lien entre le terrestre et le céleste, comme l’a analysé l’historien de l’art Hubert Damisch dans son livre Théorie du nuage : Pour une histoire de la peinture (1972). Mais avec Grasso, ces nuages sont parmi nous, ils sont comme tombés sur nous, incapables de conserver leur place au ciel.

Échoués à la manière de comètes, disséminés tout au long du parcours, les six nuages en cuivre, longs de 2 mètres, jonchent le sol pour nous dire que le ciel ne nous protège plus, qu’il n’abrite même plus les mort·es que nous sommes en puissance.

Au loin s’en vont les nuages, comme disait Kaurismäki dans l’un de ses anciens films. Le nuage peut même devenir noir, à l’image de sa sculpture en marbre pur, symbole de la disparition du blanc céleste au profit de l’opacité terrestre. Les 48 flammes en néon incandescent collées aux murs de l’abbaye (Eternal Flames) nous rappellent aussi que le nouveau fléau des mégafeux est le résultat de l’absence de soin que nous prêtons à la nature.

Vue de l’exposition “Clouds Theory” de Laurent Grasso à l’abbaye de Jumièges (© Laurent Grasso : ADAGP, Paris, 2024, Photo Aurélien Mole, Courtesy Perrotin)

Plus loin, dans le chœur de l’abbaye, 15 autres néons, Time Travel, évoquent quelques dates cryptiques, qui renvoient toutes à l’histoire de l’abbaye, et plus globalement au monde en devenir : 1066, comme le passage de la comète de Halley, représentée dans la tapisserie de Bayeux ; 1795, le moment où ont lieu des démolitions de l’abbaye par les révolutionnaires ; 2030, la date prévue par le rapport Meadows (en 1972) de l’effondrement des ressources planétaires ; 2046, celle du passage de l’astéroïde 2023 DW à proximité de la Terre…

Des cendres et des flammes

Laurent Grasso joue moins à nous faire peur qu’à faire peur à l’idée qu’il ne faudrait s’inquiéter de rien. Autant animé par son goût pour la recherche scientifique et la géo-ingéniérie que par son ethos plastique, il suggère ici un regard à la fois rationaliste et impressionniste. La voie délicate qu’il explore est celle d’un artiste formaliste, attaché aux images, guidé par ce que la science nous apprend.

Le paysage de cendres et de flammes qu’il crée dans l’enceinte majestueuse de l’abbaye de Jumièges provient de son imaginaire plastique comme de son obsession réaliste, de son tropisme sensuel comme de sa curiosité factuelle. Le parfum d’éclipse et de mélancolie qui se dégage de ses pièces perdues dans ce paysage de ruines nourrissent un catastrophisme éclairé. Que peut-on attendre de plus de la part d’un artiste embarqué dans son temps ?

Clouds Theory de Laurent Grasso, abbaye de Jumièges, jusqu’au 29 septembre.



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/clouds-theory-laurent-grasso-nous-emmene-dans-les-nuages-a-labbaye-de-jumieges-623937-09-07-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-07-09 15:57:51

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