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À Barcelone, une expo déroule les rêves fânés de la suburbia américaine

À Barcelone, une expo déroule les rêves fânés de la suburbia américaine



Publié en 1973 aux États-Unis, le livre de photo de Bill Owens, Suburbia, dévoilait, notamment à celles et ceux qui n’en mesuraient pas encore l’étendue, la réalité du paysage urbain américain. De manière simple et frontale, face à des maisons et à leurs habitant·es heureux·euses, Owens documentait au sein de lotissements du nord de la Californie un imaginaire américain indexé à la propriété, matéralisé par des maisons, des jardins, des piscines, des voitures, dont toutes les classes moyennes rêvaient.

Même s’il n’a pas la grâce esthétique des grands photographes américains des années 1970 – William Eggleston, Lee Friedlander, Joel Meyerowitz, Garry Winogrand… -, le livre de Bill Owens traduisait parfaitement le visage normé de la psyché américaine, incarnée dans l’espace physique. Motif spécifique du pays depuis le début des années 1950, l’étalement urbain s’est depuis imposé comme un modèle culturel exporté dans le monde entier.

American dream

C’est à ce modèle de la “suburbia” que s’attache l’exposition proposée par le précieux CCCB (centre de culture contemporaine de Barcelone), Suburbia, la construction du rêve américain, qui éclaire la longue histoire de l’étalement urbain, associé au rêve américain. Il n’est pas nécessaire d’avoir traversé le pays pour être familier de cette image fétichisée, coulée dans le marbre fantasmatique : une maison entourée de gazon, avec piscine dans le jardin arrière, et deux voitures dormant dans le garage. Un drapeau américain, un panier de basket et un barbecue pouvant aussi s’incruster dans le paysage.

Toute l’iconographie contemporaine (photo, cinéma, feuilletons télé) et les récits (romans, publicité, journalisme) mettent en scène cette donnée fondatrice de l’habitat américain qui n’est que le verso d’un recto dominé par le motif du building des grandes villes. Car, comme le suggère le commissaire franco-espagnol de l’exposition Philippe Engel, qui a rassemblé autant de pièces maîtresses de ce rêve (extraits de films, photos, réclames, couvertures de romans…), ce mode de vie a été conditionné et promu par l’industrie du divertissement et la fiction américaine.

Un rêve en préfabriqué

Les “entertainers” et créateurs y trouvaient dès l’après-guerre le décor adéquat d’un paradis artificiel, où l’individualisme, la maison-refuge, la ségrégation sociale, l’entre-soi, le règne de l’automobile… règnent en maîtres du monde. Le film de Frank Perry, The Swimmer (1968), où Burt Lancaster plonge de piscine en piscine dans un lotissement de maisons individuelles, en reste la trace édifiante. Cette image d’un paradis s’est consolidée dans le temps : 8 Américain·es sur 10 habitent aujourd’hui dans des maisons éparpillées ; les maisons individuelles représentent encore 75 % des zones résidentielles.

Dès le XIXème siècle, avant même l’édification à grande échelle de cette utopie en préfabriqué, amplifié par le cinéma et la télévision, véritables usines de ce rêve construit à la chaîne comme les voitures de Ford dans l’entre-deux-guerres, les quartiers résidentiels avaient pris leur essor, rappelle intelligemment le début du parcours, “La planification d’un rêve”. Où l’on comprend d’où vient cette insurrection mentale et urbanistique contre les centres-villes, qui effraient par leur agitation. Les campagnes deviennent peu à peu des quartiers résidentiels, grâce au développement des moyens de transport (voitures, tramways, trains). Le baby-boom d’après-guerre accélère la conquête de la suburbia standardisée : plus de 11 millions de maisons individuelles équipées (de l’aspirateur au grille-pain) sortent des sentiers neufs des banlieues, où naissent aussi des tensions raciales, comme l’illustre Norman Rockwell (News kids in the neighbordhood). 

Un cauchemar social et écologique

Mais, l’exposition devient surtout mordante dans le récit qu’elle fait de la dérive d’un rêve primitif de la civilisation américaine vers un cauchemar urbain et social. Devenue l’espace d’une paranoïa générale, la suburbia génère dans le cinéma et la littérature un sous-genre, “le gothique suburbain”. “La terreur s’y faufile”, estime Philippe Engel, choisissant parmi les photos célèbres de Gregory Crewdson, Amy Stein, Todd Hido ou Angela Strassheim des traces sensibles de cette frayeur sourde, nocturne, étrange : des rues où les maisons semblent abriter une menace permanente, où la solitude des existences n’a que le silence, la peur et la violence comme complices. Une violence qu’a notamment documentée le photo-reporter italien Gabriele Galimberti dans une série glaçante sur les armes à feu (The Ameriguns) que possèdent et exposent tant d’Américain·es comme des trophées dans leurs intérieurs décadents. 

Outre la violence que ce paradis abrite secrètement, la suburbia forme aussi un cauchemar en termes d’impact écologique, rappelle la quatrième section “Postsurbia ?”. L’absurdité de ce modèle d’habitat est aujourd’hui largement documentée. Tous·tes les urbanistes affirment que l’étalement urbain a un impact direct sur l’environnement et la consommation énergétique. La recherche d’une densité appropriée à chaque ville devrait former l’enjeu majeur de l’aménagement de tous les territoires. Or, en dépit de cette évidence, la “suburbia” continue d’attirer les promoteurs et les acheteurs, y compris en Catalogne, comme l’illustre la dernière salle de l’exposition, confirmant l’efficacité de l’importation généralisée dans le monde de cet american way of life. L’étalement urbain est bien un étalement américain. S’il a généré un imaginaire culturel fécond, dont les extraits de films et les photographies forment ici les traces, il a atteint la limite de sa promesse. Saurons-nous nous affranchir de cet imaginaire de la suburbia ?

Suburbia, la construction du rêve américain – CCCB, Barcelone, jusqu’au 8 septembre



Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/a-barcelone-une-expo-deroule-les-reves-fanes-de-la-suburbia-americaine-625002-25-07-2024/

Author : Jean-Marie Durand

Publish date : 2024-07-25 11:22:12

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Tags :Les Inrocks

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