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Ukraine, quand le sexe devient post-traumatique

Ukraine, quand le sexe devient post-traumatique



Olena Rij secoue sa chevelure rose, sourit d’un air malicieux, puis lance : “Une fois, j’ai réussi à me masturber près du front, au milieu de huit de mes collègues, dans mon sac de couchage.” Olena est l’une des rares femmes combattantes au sein des unités d’assaut de l’armée ukrainienne. Ce jour-là, c’est son dernier jour de permission à Kramatorsk, une petite ville à quelques kilomètres de la ligne de front. Son récit est ponctué par le bruit incessant des combats en arrière-plan, mais elle a insisté pour réaliser l’entretien allongée dans l’herbe. C’est le mois d’avril, les tulipes ont éclos, les châtaigniers sont en fleur et une odeur de lilas vient fréquemment chatouiller nos narines. “J’avais déjà un lien particulier avec la terre, mais cela s’est intensifié avec la guerre”, déclare-t-elle en se redressant sur son coude.

Celle qui se définit comme bisexuelle n’a que des aventures avec des hommes depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Plus facile. “J’ai des numéros de mecs, de collègues, à appeler quand j’ai envie. Jamais des collègues proches. En ce moment, j’ai un amant, on s’appelle quand on a envie, c’est un peu comme un supermarché, sourit-elle. Il était primordial que le sexe ne disparaisse pas de ma vie. Pour garder un semblant de vie normale.”

Si Olena parle aussi librement, c’est parce que son attitude est militante : elle veut montrer que parler de sexe, désirer, faire l’amour, jouir fait d’elles et eux, les soldat·es, des personnes presque “normales”. Avec l’envie de faire mentir cette phrase, “il n’y a pas de sexe en URSS”, prononcée dans une émission de télévision en 1986, quand l’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique. La propagande officielle présentait à l’époque le sexe comme une tentative occidentale de pervertir les citoyen·nes soviétiques.

Dick pics et bombardements

Pendant les combats, la majorité des soldat·es affirment qu’il·elles ne pensent pas au sexe : “Il y a plus urgent, rappelle le psychologue d’une unité de combat de l’armée, qui choisit de se faire appeler Volodymyr. On subit de grandes pertes, les gens sont épuisés et le sexe est leur dernière préoccupation.” Régulièrement, les préservatifs, distribués par les humanitaires, sont utilisés pour protéger de la boue ou de la pluie le canon des fusils, “ou transporter de l’eau”, indique un militaire. Mais quand les conditions sont plus reposantes, à quelques kilomètres, et que les soldat·es peuvent avoir accès à une douche ou à un peu d’intimité, “on ferme la porte des toilettes et là, on peut faire ce qu’on veut, regarder du porno, passer un coup de fil à son ou sa partenaire, personne ne rentrera”, raconte un combattant qui enchaîne les missions près du front.

Un autre préfère s’éloigner et trouver des coins tranquilles dans les maisons voisines, souvent détruites : “On dort généralement tous dans la même chambre, et notre voisin se masturbe sur le lit d’à côté. Bon, on fait semblant de ne rien entendre, mais le lendemain, on le charrie”, s’amuse-t-il. Un autre raconte que le danger immédiat – les bombardements restent très fréquents sur les villes proches de la ligne de front – peut même l’exciter : “C’est un turn-on de fou d’envoyer une dick pic alors qu’il y a des bombardements juste à côté”, dit Andriy*, qui confesse : “J’y peux rien, j’adore baiser.”

En s’asseyant dans un fauteuil dans l’arrière-boutique de son magasin de Podil, un quartier branché de Kyiv, devant un mur en moumoute rose et entouré de fouets ou de plugs anaux, Taras Krupa, fondateur du sex-shop Lovespace, lance, un manchon pénien à la main : “Là, on prépare un carton de masturbateurs masculins pour une unité qui combat sur le front.” Il a même pris part, à sa manière, à l’effort de guerre : “Pour la Saint-Valentin, on a lancé une opération en partenariat avec un fonds d’aide aux soldats. On a designé ensemble un godemichet pas très réaliste – il a d’ailleurs une forme de balle – et tous les fonds leur ont été reversés. On a réussi à récolter 500 000 hryvnias [environ 11 500 euros].”

Car la priorité, pour celles et ceux qui partent sur le front, est d’emporter quelque chose de discret, “qui ne ressemble pas à un sextoy” : rouges à lèvres vibrants pour les femmes, manchons de masturbation dissimulés dans des sortes d’œufs pour les hommes. Les couples plébiscitent aussi les jouets qui peuvent se commander à distance, quand ils sont séparés.

Pour Yevhen Spirin, engagé récemment dans l’armée et coanimateur d’un podcast en ukrainien avec Julia Zabelina, Comme tu l’aimes, aborder les thèmes de l’intimité, de la masturbation ou le besoin de sexe en temps de guerre était primordial : “Je voulais mettre en lumière le fait que, pendant la guerre, notre façon de faire l’amour et nos relations changent. Pas seulement le sexe, d’ailleurs, mais aussi notre état psychologique général.”

Car, entre les missions sur la ligne de front et les rares permissions – parfois deux jours tous les six mois –, maintenir une intimité épanouie relève du miracle. La violence des combats, l’omniprésence de la mort, la fatigue extrême chamboulent des psychologies parfois déjà fragiles – et le désir, comme l’amour, peut voler en mille morceaux. Voire disparaître. Volodymyr détaille : “Avec le stress, l’adrénaline, les drames aussi fréquents, la libido s’en trouve forcément impactée. Soit vous avez très envie, des besoins irrépressibles, soit au contraire vous perdez tout désir. Avec le stress post-traumatique, vous pouvez aussi avoir des problèmes d’éjaculation précoce ou pour bander. Un soldat que j’ai suivi rêvait de voir sa copine, imaginait tout ce qu’ils allaient faire, mais au moment de faire l’amour, il a commencé à voir des images de guerre.”

Des nudes pour l’armée

Anastasiya Kuchmenko, elle, ne combat pas. Elle a pourtant fait de son corps une partie intégrante de sa lutte. En parallèle de ses activités bénévoles, elle envoie des photos d’elle, parfois plusieurs fois par jour, en échange d’une preuve de don à l’armée. Elle montre un des messages reçus sur Telegram, une messagerie très utilisée dans le pays : O. a viré 2 000 hryvnias (environ 47 euros) à une organisation consacrée à l’aide aux soldats sur le front. La preuve envoyée, il reçoit une photo d’Anastasiya, un cliché aux tons rouges et noirs, qui montre ses fesses. Elle envoie ensuite un émoji tournesol – l’un des symboles de l’Ukraine – puis “merci pour votre don”. Il a beau renchérir et demander “quoi de neuf, ma reine ?”, la jeune femme ne répond pas. Alors il renvoie, à plusieurs reprises, des preuves de dons, et reçoit à chaque fois une photo en échange.

En se laissant tomber sur la banquette douillette d’un café du centre de Kyiv, la femme de 27 ans se frotte les yeux et soupire : “Je suis fatiguée. Non, je suis épuisée, en fait. Je n’ai pas dormi depuis deux jours. On apportait des voitures sur le front puis on ramenait celles qui nécessitaient des réparations à Dnipro. J’envoie les photos en parallèle.”

Cela fait maintenant deux ans et demi qu’elle a créé avec une amie Teronlyfans – la contraction de Territorial Defense (le nom de l’armée ukrainienne) et OnlyFans – et se félicite d’avoir réussi à lever près de 800 000 euros pour aider l’armée. “Les photos ne sont pas pornographiques mais érotiques”, tient-elle à préciser, en citant les articles de la loi ukrainienne qui interdisent la prostitution et le proxénétisme.

“Nous ne vendons pas de photos, nous soutenons notre armée à notre façon, affirme-t-elle. Tout est parti d’une plaisanterie, quand, au début de la guerre, mon amie cherchait une voiture pour permettre à un ami d’évacuer une zone dangereuse. Elle a publié un message sur Facebook, tout le monde a commenté, relayé, mais personne n’a proposé de l’aider. Alors elle a fini par lâcher : ‘J’envoie une photo de mes seins à celui qui me propose une voiture’… et en cinq minutes, elle a eu trois réponses.”

Depuis, une trentaine de volontaires ont rejoint l’aventure. Anastasiya organise des sessions photos tous les deux, trois mois avec des photographes bénévoles à Kyiv, et le site est géré par une équipe de technicien·nes, aussi volontaires. Sur le front, plusieurs soldats se vantent aussi de recevoir des nudes, parfois de la part de parfaites inconnues, pour les remercier de leurs bons services dans l’armée. Andriy, qui sert comme pilote de drone dans l’est du pays, en a déjà reçu une centaine, souvent envoyés par des copines d’enfance, parfois réfugiées en Europe, qui le suivent sur Facebook.

“Quand on m’écrit pour savoir quoi faire pour m’aider, j’ai envie de dire : n’envoyez pas d’argent pour les drones, envoyez des nudes !, ironise ce quadragénaire volubile. Quand on est fixé sur un écran pendant de longues heures, c’est parfois excitant d’en recevoir.” Il ajoute, avec une honnêteté désarmante : “Il y a même des filles qui m’écrivent pour me dire : ‘Je t’envoie un nude en échange d’un Russe tué…’ On va dire que ça donne une motivation supplémentaire.”

Les soldats participent aussi au grand jeu des patchs, ces écussons qui s’accrochent sur les uniformes, qui consiste à en récupérer le plus possible, à les échanger, à en donner et à en récupérer des rares. Certains sont pornos, sado-masos, parfois machistes, comme celui qui mêle l’acronyme de l’armée avec “Pornhub”, ou celui de cette femme aux seins énormes prise dans des cordes de shibari. “Je n’ai jamais pratiqué mais je trouvais ça joli”, dit Jeremy*, un peu gêné, tandis qu’Igor a carrément collé “orgasm donor” sur son sac banane. “Oui, c’est peut-être arrogant, mais après tout, qu’est-ce qui nous reste ? On peut mourir demain, soyons arrogants !” Une brigade de militaires a même dessiné un patch spécial pour le sexshop Lovespace représentant une main brandissant un pénis géant.

Applications et surveillance satellite

Si Andriy assure que “toute sa brigade” reçoit des photos coquines, Jeremy, combattant étranger, grince : “Il a de la chance, lui.” Car dans les villes proches du front, il y a deux types de personnes : les soldat·es en couple, celles et ceux qui attendent fébrilement leur partenaire à la gare avec des bouquets énormes pour des retrouvailles de 24 ou 48 heures… et puis il y a les autres. Ceux ou celles qui étaient célibataires avant la guerre ou dont le couple a périclité à cause des trop rares permissions, de la distance, des traumas successifs ou de la sensation d’un fossé de plus en plus grand avec les civil·es.

Beaucoup – surtout des hommes – ont créé un profil sur plusieurs applications, comme Tinder, Badoo, Hornet, réservée aux rencontres homosexuelles, ou Pure, davantage orientée vers les rencontres purement sexuelles. “Je mets toujours une photo de moi en uniforme, après tout, c’est mon quotidien depuis deux ans, raconte Evgeny*. Mais c’est surtout un moyen de tuer le temps.”

Mais les applications, qui impliquent de donner sa géolocalisation, peuvent être dangereuses. Un sniper s’étrangle : “Tinder, ça peut donner notre position aux Russes ! Et puis, soyons réalistes, quand on part à l’assaut et qu’on est dans une cave ou en forêt, si on a de la chance, on a un ‘starlink’, qui donne un peu de réseau, mais souvent, ça ne capte pas.” Lui-même supprime toutes ses applications et ne conserve que Signal – une messagerie cryptée – et une application de l’armée, quand d’autres éteignent leur téléphone.

Alors beaucoup de soldat·es ont un compte payant, histoire de se géolocaliser à Kyiv ou dans les grandes villes environnantes, Kharkiv ou Dnipro, plutôt qu’à quelques kilomètres du front. Un compte payant permet aussi d’avoir accès à des profils plus lointains. “En plus, il n’y a pratiquement plus aucune femme civile jeune dans le Donbass”, se lamente un soldat. “On se méfie aussi des civils, indique un autre. Si jamais ce sont des espions ou des espionnes russes, toute notre brigade peut être en danger de mort.”

Les célibataires parlent de rencontres éphémères. Mais l’uniforme, qui peut faire son petit effet au début, se révèle rapidement un repoussoir. “Des coups d’un soir, j’en ai eu beaucoup, peut-être une vingtaine, raconte un soldat, attablé à la terrasse de l’un des seuls cafés de cette ville du Donbass. Mais quand il s’agit de construire quelque chose, c’est différent. Elles veulent nouer une relation, on n’est jamais là, nos congés peuvent être annulés au dernier moment…”

De l’amour et de la prostitution

Dans les villes proches de la ligne de front, le train, qui arrive généralement en milieu d’après-midi, voit quotidiennement se déverser des compagnes de militaires, pressées de les retrouver. Un commerce s’est même organisé autour de “l’amour”, avec des fleuristes, des locations d’appartements de courte durée, des magasins de lingerie… mais aussi tout un réseau de prostitution.

Sur Tinder, quelques femmes – très peu d’hommes – offrent leurs services, mais la plupart du temps, les propositions de “massage” ou les adresses de “saunas” se transmettent en personne. Certains s’y rendent chaque semaine. “Les jours de rotation de brigade, il y a même des arrivées massives à la gare”, croit savoir une policière. Un médecin, dans l’armée depuis deux ans, détaille : “Il y a des chaînes Telegram dédiées. Pour 100 euros, on peut passer du temps avec une femme d’un certain âge. Mais pour plus cher, genre 250 euros, ce sont de très belles filles. Ces villes ont même été surnommées ‘les villes des filles disponibles’.”

Il n’empêche que le mélange d’une société patriarcale avec les traumas de guerre et l’utilisation occasionnelle de drogues peuvent parfois donner un cocktail explosif, dont les travailleuses du sexe sont souvent les premières victimes. Une militante associative, qui préfère taire son nom, plaide, avec d’autres associations, pour la légalisation du travail du sexe. Cela permettrait une formation, une protection et une aide plus poussées de ces travailleuses, qui se retrouvent parfois dans des maisons exposées aux mortiers russes et doivent continuer à travailler malgré les alertes.

“Bien sûr, sur nos territoires, il y a maintenant un problème de violences sexuelles sur les terrains de conflit. Elles sont commises par les anciens occupants russes, évidemment, mais aussi par nos propres soldats, et sont tues pour ne pas ternir l’image de l’armée. Mais ce sont aussi des viols en zone de conflit, punis plus gravement.” Elle indique qu’officiellement, 3 500 travailleur·ses du sexe se sont rendu·es près de la ligne de front. “Mais ce chiffre est évidemment sous-estimé”, précise-t-elle.

Pour les ancien·nes combattant·es, blessé·es sur le front, une fondation a aussi lancé un programme dédié : Resex, comme “refaire l’amour après sa blessure”, entend leur expliquer comment reprendre contact avec leur vie d’avant quand celle-ci semble hors d’atteinte. Deux livres – un pour les femmes, un pour les hommes – ont même été édités. Il a fallu lutter contre les préjugés sur ce thème jugé périphérique : après tout, il y a tellement à faire avec les blessé·es de guerre. Mais dans le livre, tout y est, de l’utilisation des sextoys à la masturbation, de l’exploration de nouvelles zones érogènes, quand on en a perdu certaines, à celle de territoires inconnus.

“Un de nos animateurs, qui est désormais en fauteuil roulant, nous a raconté sa première expérience sexuelle avec sa femme après sa blessure. C’était, pour eux, comme refaire l’amour pour la première fois”, raconte Kateryna Skorokhod, chargée du programme. Yevhen Spirin se souvient d’un vétéran qu’il a accueilli dans son podcast. Celui-ci a eu la boîte crânienne explosée par un tir ennemi, a perdu un œil et le sens de l’odorat. “Curieusement, il ne sentait plus que l’odeur du fromage, raconte Yevhen en riant. Il s’est retrouvé dans un magasin de fromages à Kyiv, il a senti l’odeur et a eu une érection !”

Finalement, il émerge de toutes ces rencontres avec ces corps mutilés, ces esprits tourmentés et ces yeux las une volonté farouche : celle de ne pas être réduit·e à un·e simple combattant·e, et que l’Ukraine ne soit pas juste définie par la guerre. Plus que de sexe, c’est d’amour que beaucoup finissent par parler. Anton*, dont la famille ignore encore l’homosexualité, se dit qu’il va faire son coming out bientôt : “Je risque de mourir, alors pourquoi ne pas leur faire découvrir mon univers ?”

Après avoir détaillé toutes ses rencontres, Igor philosophe : “Parfois, on n’a pas besoin de sexe et on est ému par un simple contact, une main dans les cheveux… Finalement, faire l’amour, ça me rappelle pourquoi je fais la guerre.” Alors qu’elle s’apprête à partir, les bruits de bombardements toujours en arrière-plan, Olena écarte les bras en souriant : “On se prend dans les bras pour se dire au revoir ? Il faut que nos cœurs se touchent.” Elle reprendra le chemin du front le lendemain, à 5 heures du matin. 

* Le prénom a été modifié.



Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/ukraine-quand-le-sexe-devient-post-traumatique-622650-11-08-2024/

Author : ceciledesclaux

Publish date : 2024-08-11 17:00:00

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