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La misère sexuelle, encore un mythe masculiniste ?

La misère sexuelle, encore un mythe masculiniste ?



Emmanuel n’a jamais eu de relation sexuelle ou sentimentale. À 34 ans, ce développeur web hétérosexuel estime qu’il a “souffert du fait que la société considère comme défaillants les hommes moins performants que les autres”. Comme beaucoup d’hommes, il a découvert le terme de “misère sexuelle” sur internet. “C’est un sentiment de manque qui naît de la comparaison aux autres ; je sais que mon corps n’en a pas besoin”, appuie Emmanuel. Notion utilisée en grande majorité par des hommes hétérosexuels pour parler de leur absence de vie sexuelle, qui provoquerait chez eux de la souffrance, la misère sexuelle les empêcherait d’assouvir certains “besoins” physiologiques jugés essentiels.
Un terme déjà utilisé dans les années 1970 par le chercheur Alain Giami, comme l’explique Camille Laviron, doctorante en anthropologie au LAA (Laboratoire architecture anthropologie) : “Dans le contexte de la révolution sexuelle des années 1970, la misère sexuelle était vue comme la conséquence d’un carcan sociétal causé par différentes institutions, l’État, l’Église, la famille… Aujourd’hui, la misère sexuelle est toujours pensée comme liée à la société, mais elle existerait cette fois-ci à cause de la révolution sexuelle.” Le terme de “misère sexuelle” s’ancre particulièrement dans les communautés masculinistes en ligne, pour qui le manque de sexualité serait la faute des femmes qui refuseraient de coucher avec eux.
“La définition de la misère sexuelle est aussi subjective que politique. Dire qu’elle n’existe pas, c’est participer à mobiliser le discours victimaire de ces communautés”, estime Camille Laviron. Telle qu’employée par les communautés antiféministes, la  “misère sexuelle” renvoie à l’idée que le sexe serait un dû pour les hommes, et que ces derniers auraient une libido plus développée que les femmes. Un schéma de pensée qui justifierait des comportements violents, par “pulsion”.
Un tour de passe-passe sémantique
Du côté de la science, pour la sexologue et docteure en neurosciences Aurore Malet-Karas, “personne ne peut dire pour l’instant si le sexe est un besoin […], mais cela touche à la question du manque et du besoin non pas de sexualité, mais de contact humain, d’amour, de désir, de reconnaissance”. Selon elle, ce terme est “un tour de passe-passe sémantique” pour éviter aux hommes de parler de souffrances émotionnelles qu’on leur apprend peu à exprimer.
Timothé, 28 ans, aide-soignant, confie avoir eu moins de dix rapports dans sa vie et parle davantage de misère affective dans sa situation : “Au niveau sexuel, je peux me satisfaire seul, sans frustration. Plutôt qu’un manque sexuel, c’est un manque affectif de ne pas être touché ou de ne pas pouvoir toucher.” Sur internet, il n’est pas rare de tomber sur des témoignages d’hommes se plaignant de cette misère sexuelle et affective, comme dans ce commentaire posté par un internaute sur Reddit : “La misère sexuelle et affective est une réalité qu’une minorité grandissante d’hommes connaissent. Il est possible de l’affirmer sans ressentiment envers quiconque. Il est tout à fait légitime de se sentir lésé de ne pas avoir accès au sexe, surtout dans nos sociétés contemporaines qui promeuvent la sexualité pour tous, sans limite, et en tant que compétition.”
Jean*, 27 ans, se souvient de son adolescence et de la “pression écrasante et parfois humiliante sur le fait de ne jamais avoir eu de rapports” dès le plus jeune âge. Il se met même à mentir pour faire croire qu’il a des relations, afin d’éviter les moqueries. “Quand je disais la vérité à des amis proches, ils réagissaient comme si ne pas avoir de relation était grave et que la solitude était quelque chose de très triste et de presque inacceptable”, se rappelle-t-il. Au point qu’il finit par penser, à cette époque, que “c’était les femmes qui avaient la possibilité de coucher avec qui elles voulaient, mais que certains hommes qui ne rentraient pas dans les normes de beauté ne pourraient jamais avoir de relations sexuelles”.
Expérience de la solitude
Lumos*, 28 ans, non binaire et bisexuel·le, croit à un véritable fossé d’expérience entre hommes et femmes : “Je pense que les femmes ont la possibilité de tromper la solitude, là où pour les hommes cela demande du temps, de l’énergie, de l’investissement.” Cette expérience de la solitude, l’artiste raconte en avoir souffert. Iel s’intéresse alors à la pensée féministe pour “comprendre à côté de quoi [iel] passai[t], pourquoi [iel] étai[t] indésirable”. Avec du recul, iel affirme : “Je n’ai pas commencé ma vie sexuelle et sentimentale avec de la rancœur envers les femmes, mais plutôt en étant intimidé·e par elles.” Si Lumos s’est tourné·e vers le féminisme pour comprendre, d’autres s’orientent vers des sphères réactionnaires ou virilistes pour trouver un sens à leur célibat.
“Certaines personnes en ligne vont proposer un certain schéma de compréhension du monde, et on passe de l’individuel à un niveau politique et sociétal pour expliquer son célibat”, théorise Camille Laviron. La chercheuse, qui travaille sur le forum 18-25 de jeuxvideo.com, connu pour ses propos misogynes, constate une différence de discours sur la misère sexuelle entre ce qui se dit en ligne et hors ligne. “En ligne, on blâme l’influence du féminisme. Mais hors ligne, les raisons du célibat sont multifactorielles”, explique-t-elle. Pourtant, beaucoup de ceux qui utilisent le terme de “misère sexuelle” estiment que la responsabilité de leur situation incombe aux femmes et nourrissent un certain ressentiment à leur encontre. “Dans un contexte de société où l’homme est placé au-dessus de la femme, la formulation est importante. Car il n’y a pas de reconnaissance de la femme comme un sujet à part entière”, estime la sexologue Aurore Malet-Karas.
Une déshumanisation des femmes couplée à des stéréotypes sur la sexualité masculine. Ainsi, Timothé évoque un “décalage entre ce [qu’il] souhaite et ce que d’autres peuvent souhaiter”, lui cherchant à s’investir dans une relation de longue durée. Jean, qui est désormais en couple, se souvient : “À l’époque, je me mettais une pression tout seul, car on m’avait mis dans la tête que ne pas avoir eu de relation sexuelle, c’était ne pas être adulte.”
Stigmate du puceau
Chez ceux qui affirment avoir souffert ou souffrir de misère sexuelle, on retrouve souvent la difficulté à se conformer à certaines normes de la masculinité hégémonique, à savoir être fort, viril et multiplier les partenaires sexuelles. “Le stigmate du puceau me collait à la peau, comme si je ne correspondais pas à ce qu’on attendait de moi. Même quand j’ai commencé ma sexualité, j’avais toujours cette honte”, se souvient Lumos. Entre garçons, les “blagues” sur la virginité et la sexualité masculine sont nombreuses.
“Il y a une très forte injonction à l’hétérosexualité chez les hommes, à commencer sa sexualité tôt, sous l’évaluation des pairs. Les souffrances et les injonctions sont indissociables”, avance la chercheuse Camille Laviron. Dès lors, la virginité ou l’absence de relations sexuelles devient une honte pour certains, comme Timothé. “C’était difficile à assumer. Ma honte m’empêchait d’essayer d’avoir des relations, par peur de devoir confesser ma situation. Je ne pouvais pas m’empêcher de considérer ce que je vivais comme anormal, problématique, voire peut-être pathologique. À cette honte sociale, il fallait ajouter la tristesse de ne pas fréquenter de femmes.”
D’autant que dans notre société, la norme du couple est encore prégnante : “Le couple apparaît encore comme une unité sociale de base. Quand les personnes n’y ont pas accès, elles peuvent se sentir diminuées”, appuie Aurore Malet-Karas. Pourtant, le célibat ne touche pas seulement les hommes : les femmes sont régulièrement renvoyées à leur statut relationnel et jugées sur leur vie sexuelle. Pour les hommes, un célibat qui ne s’accompagnerait pas d’une vie sexuelle remplie correspondrait à une forme de déclassement, surtout s’ils ont du succès dans tous les autres aspects de leur vie. “Ils se demandent : ‘Pourquoi moi ? Je fais tout ce qu’il faut !’ Il y a une incompréhension et un sentiment d’échec dans le domaine sentimental. Ils vont se sentir à la marge, hors des relations hétérosexuelles qui sont associées à la masculinité”, analyse Camille Laviron.
À ce statut social du célibat s’associent les stéréotypes genrés de l’hétérosexualité, selon lesquels les hommes sont censés initier le processus de séduction. “On impose aux hommes de faire le premier pas, d’enchaîner les conquêtes, d’être un bon coup… Ce type de représentation crée des complexes et des souffrances”, ajoute Aurore Malet-Karas. Un avis qui fait écho chez Lumos, qui estime que “si on est vu comme une figure masculine, le rôle pèse sur nos épaules de tout prendre en charge. Les normes genrées sont présentes aussi dans le flirt”. Alors, pour ceux qui n’arrivent pas (ou ne veulent pas) à se conformer à ces stéréotypes, nouer des relations avec le sexe opposé peut apparaître complexe.
Abandonner le terme de “misère sexuelle”
“C’est une revendication féministe que les femmes puissent aussi faire le premier pas. Je pense que les hommes gagneraient beaucoup à demander d’autres formes de représentation”, réagit Aurore Malet-Karas. Les souffrances ressenties et exprimées par certains hommes concernant la sexualité sont aussi à envisager dans un cadre plus global : celui d’une société patriarcale qui assigne hommes et femmes à des rôles figés dans la séduction. “Évidemment, on a le droit de dire qu’on a envie de sexualité, d’intimité, que ça nous manque. Mais si on pense que c’est un dû, on va réellement en souffrir et les comportements qu’on va mettre en place ne seront pas les bons”, nuance la sexologue Aurore Malet-Karas.
Si la notion de misère sexuelle parle aux hommes, elle n’est pas à penser strictement dans le cadre de la chambre à coucher, mais à un niveau politique. “Si elle vient expliquer une situation qui peut être difficile à vivre pour certains, peut-être qu’elle est simplement un moyen d’apaiser quelques souffrances personnelles plutôt qu’un véritable discours sur la société”, estime quant à lui Timothé. Face aux injonctions à l’hétérosexualité et à la masculinité, n’y a-t-il pas urgence à abandonner le terme de “misère sexuelle”, à connotation misogyne ? Comme le rappelle Aurore Malet-Karas, “les mots employés sur les forums masculinistes sont déformés, tronqués… En neurosciences, on sait que si l’on nomme quelque chose, notre cerveau va réfléchir avec ce mot, même si ce mot est faux. Ce qui va en ressortir sera peut-être même contraire au besoin de départ”. Comme l’envie de trouver affection et amour, plutôt que du sexe pur.
Certains hommes interrogés ont confié, pour sortir de cette misère sexuelle, avoir eu recours à des travailleuses du sexe ou s’être inscrits sur des applications de rencontre. “Jeune adulte, pour y mettre fin, je me suis mis en couple avec la première personne qui voulait de moi, mais ce n’était pas agréable”, se rappelle Jean qui, après cette expérience, a commencé à se définir comme asexuel “pour que l’on n’aborde plus le sujet avec [lui]”. Timothé, dont la dernière relation sexuelle remonte à plusieurs mois, se dit plus serein. “Je n’ai plus honte. Concernant mon besoin affectif, j’ai appris à le combler par d’autres moyens”, confie-t-il.
Même écho chez Lumos, qui confie davantage cultiver ses amitiés, et tente de se détacher de la validation extérieure pour s’aimer sincèrement. Grâce à son expérience, il plaide pour que les hommes s’ouvrent à leurs émotions et à une forme de vulnérabilité, notamment dans leurs relations entre eux : “Plus on abandonne la finalité d’être un ‘vrai homme’, plus on voit ses rapports changer, et plus on peut s’épanouir dans autre chose que du sexe.”
* Les prénoms ont été modifiés.



Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/la-misere-sexuelle-encore-un-mythe-masculiniste-622325-12-08-2024/

Author : Pauline Ferrari

Publish date : 2024-08-12 17:00:00

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Tags :Les Inrocks

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