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Quelle place la France accorde-t-elle aux acteurs et actrices trans ?

Quelle place la France accorde-t-elle aux acteurs et actrices trans ?



Pourquoi la France est-elle aussi en retard ? Alors qu’aux États-Unis, Hunter Schafer, Laverne Cox, les sœurs Wachowski et Hari Nef sont élevées au rang de célébrités, alors que la télévision britannique compte plusieurs succès mondiaux avec des acteur·rices trans (Sex Education, Doctor Who, Mon petit renne, Heartstopper), alors que notre voisin espagnol fait mieux avec la série Veneno et sa suite, Vestidas de azul, sans parler de l’héritage que constitue le cinéma de Pedro Almodóvar, l’audiovisuel français est à la traîne. Aucun·e acteur·rice trans n’a eu chez nous l’opportunité d’incarner un personnage, trans ou pas, d’un rayonnement comparable.
Et pourtant, 2024 pourrait marquer un tournant. En mai, le jury du Festival de Cannes a décerné son prix à Emilia Pérez de Jacques Audiard, en attribuant en plus à son actrice principale, Karla Sofía Gascón, le prix d’interprétation féminine (ex æquo avec les trois autres têtes d’affiche, Selena Gomez, Adriana Paz et Zoe Saldaña).
En mai et juin, sont sortis sur les écrans deux documentaires français faisant la part belle aux identités trans : Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado et La Belle de Gaza de Yolande Zauberman. Et après un passage ovationné à Cannes, le premier long métrage d’Alexis Langlois, Les Reines du drame, sortira le 27 novembre et promet une célébration des identités queer sans précédent dans l’histoire du cinéma français. De quoi voir l’avenir en bleu-blanc-rose ? Pas vraiment.
Un manque criant de représentation
Un premier constat s’impose : en France, aucun·e des acteur·rices interrogé·es ne vit exclusivement de son jeu, aucun·e n’est parvenu·e à débloquer des droits à l’intermittence plusieurs années de suite. L’essentiel de leurs revenus provient soit d’autres activités artistiques (la mode, la littérature, la musique ou le cinéma, mais derrière la caméra), soit d’autres activités professionnelles (restauration, livraison à domicile).
Second constat : lorsqu’on leur demande dans quelles œuvres ils et elles se sont senti·es représenté·es en tant que personnes trans, aucun·e ne cite des films ou des séries françaises. On retrouve en revanche nombre d’œuvres anglo-saxonnes : Tangerine de Sean Baker, Pose de Ryan Murphy, Sense8 des Wachowski ou Euphoria de Sam Levinson. Mais aussi des jeux vidéo (Dragon Age) et des émissions de télévision : Drag Race US saison 13 et l’exception Secret Story France saison 1, qui avaient toutes deux inclus un homme trans parmi leurs candidat·es.
Dans l’Hexagone et en dehors de l’économie du court métrage, il faut tout de même citer quelques tentatives qui, sans révolutionner le paysage, ont offert de vrais rôles aux comédien·nes trans. Les deux pionnières à avoir marqué les écrans français sont Pascale Ourbih dans Thelma de Pierre-Alain Meier (2001) et Stéphanie Michelini dans Wild Side de Sébastien Lifshitz (2004).
Depuis, on peut également citer Claude-Emmanuelle Gajan-Maull dans Climax de Gaspar Noé (2018), Mya Bollaers dans Lola vers la mer de Laurent Micheli (2018) et Shanna Pahoa dans Pacifiction – Tourment sur les îles d’Albert Serra (2022). Du côté des séries, c’est un peu mieux, puisqu’on dénombre au moins huit comédien·nes : Jonas Ben Ahmed dans Plus belle la vie (2018), Inès Rau dans l’adaptation de Vernon Subutex (2019), Adrián De La Vega dans la websérie Les Engagés (2019), Sohan Pague dans Skam (2020), Andréa Furet et Océan dans Chair tendre (2022), Amir Baylly dans Salade grecque (2023) et Emma Avena dans 66-5 (2023).
Les genres qui ne se rencontrent pas
Le souci est qu’aucune de ces œuvres n’a permis de faire émerger une figure de proue à la notoriété comparable à celle de Hunter Schafer. Un problème à plusieurs visages : tout d’abord, l’accaparement des premiers rôles de personnages trans par des acteur·rices cis. C’est après avoir participé à un casting où elle était la seule femme trans, au milieu d’hommes cis, pour un rôle de femme trans que Rose Harlean a décidé en 2020 de publier dans Têtu une lettre ouverte au cinéma français.
“Je voulais clamer notre existence, dire que, malgré notre invisibilisation, nous existions et qu’à défaut d’avoir accès à des rôles de personnes non transgenres, nous devions au moins avoir accès aux rares personnages transgenres. Derrière l’argument qu’un acteur ou une actrice peut tout jouer, il s’agit de la protection d’un privilège cisgenre. Si tel est le cas, pourquoi est-ce impossible de citer ne serait-ce qu’un seul personnage principal non trans interprété par une personne trans dans le cinéma français ? Cet argument est hypocrite”, regrette-t-elle lorsque nous la contactons.
Il en va de même dans la comédie grand public Un homme heureux de Tristan Séguéla (2023), où Catherine Frot incarne un homme trans. Selon certain·es acteur·rices, la transphobie du projet se manifestait dès la lecture du scénario, avec le recours au deadname (le nom abandonné lors d’une transition) du personnage principal. Selon Marie Mingalon, agente et cofondatrice de Singularist, “il y a encore des projets qui sont en train de se faire avec des acteurs et actrices cis dans les rôles de personnages trans. La méconnaissance du milieu sur les questions de transidentité mériterait une formation ou une circulaire que pourrait mettre en place le CNC en association avec les personnes concernées”.
Le second problème est le manque de diversité des rares rôles de personnes trans. Toutes les personnes interrogées lors de cette enquête le constatent. Pour Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, “on ne sort pas du prisme soit de la clownerie, soit de l’usurpation d’identité, soit de la fétichisation, soit des clichés sur la prostitution ou la transition. Nous n’avons presque jamais d’existence en dehors de notre transidentité. Après que j’ai tourné avec Gaspar Noé, l’agence Adequat a voulu me signer, mais à partir du moment où j’ai refusé de participer aux projets qu’ils m’envoyaient parce que je les trouvais tous affligeants, on ne m’a plus jamais donné l’heure. Je suis assez pessimiste sur la capacité du cinéma français à savoir un jour nous regarder correctement”.
Sa lassitude est partagée par l’actrice Léo Landon Barret (Skam) : “Je suis désabusée. Dès qu’on sort des petits cercles de la création queer ou du court métrage, on ne trouve pas de travail. Je peux compter sur les doigts d’une main les castings auxquels je peux participer chaque année. Avec le collectif Fléau social, nous avons d’ailleurs imaginé un spectacle à partir d’une expérience de casting catastrophique. Il s’appelle Qu’importe le dépeçage. Nous l’avons présenté au Théâtre de la Croix-Rousse et il tournera en France lors de la saison à venir.”
Cantonné·es à des rôles stéréotypés
Une forme de découragement qu’on retrouve chez Emma Avena. Lorsque nous la contactons par téléphone, l’actrice vient d’essuyer un énième refus pour un rôle principal dans un long métrage : “Honnêtement, je suis à deux doigts d’arrêter. J’ai l’impression que toute l’industrie se regarde en chiens de faïence en se demandant qui va oser y aller en premier. Nous avons en France plein d’interprètes bourré·es de talent. Le public est prêt aussi, je l’ai moi-même constaté avec les réactions que j’ai eues après mon rôle de greffière dans 66-5 ou celui dans le film de Paul B. Preciado. La seule chose qui bloque encore est la frilosité des personnes de pouvoir. Je suis déçue que ni Céline Sciamma, ni Rebecca Zlotowski, ni Julia Ducournau, ni même Fanny Herrero dans Dix pour cent ou le duo Toledano-Nakache dans En thérapie n’aient eu l’audace, le génie, la sensibilité d’imposer un personnage trans. Ça aurait tellement de gueule, ça changerait peut-être enfin quelque chose.”
La conséquence est que, comme l’observe Océan, “on passe moins de castings, on tourne moins, du coup on a moins d’expérience, moins d’opportunités pour progresser. Et moins on décroche de castings, plus le fossé se creuse avec les cis. Le jeu, c’est comme n’importe quel travail, si on ne s’entraîne pas assez, on ne progresse pas”. Cantonné·es à des rôles stéréotypés, les acteur·rices trans n’ont pas non plus la possibilité d’élargir leur palette. Comme le dit Jonas Ben Ahmed : “Après Plus belle la vie, on ne m’a proposé que des rôles de personnages trans, comme si c’était un métier en soi. Il faut d’ailleurs faire attention avec l’utilisation du terme ‘acteur·rice trans’. Dans certains cas, ça a du sens. Mais parfois, c’est aussi une façon de nous marginaliser et de nous fermer l’accès aux rôles non spécifiquement trans.”
Karla Sofía Gascón nous l’affirme : “J’ai dû lutter pour pouvoir jouer le rôle de l’homme cis avant la transition de mon personnage dans Emilia Pérez, mais c’est ce qui m’a le plus amusée. En tant qu’actrice, je n’aime rien tant que jouer des choses très éloignées de moi. Après mon coming out trans, c’est comme si j’étais repartie à zéro professionnellement [comme Emma Avena, elle a eu une première partie de carrière en tant qu’acteur avant de faire sa transition].” L’actrice, qui a porté plainte contre Marion Maréchal pour “outrage sexiste”, le déplore : “Au début, je n’ai eu que des rôles très mal écrits et empreints de clichés. C’était très douloureux.”
Casser la logique cis
Si Emilia Pérez n’aurait, comme il le souligne, “jamais pu voir le jour chez nous”, le directeur de casting Stéphane Gaillard, auteur en 2018 d’une tribune dans Libération sur l’invisibilité des personnes transgenres sur les écrans français, se félicite tout de même d’une hausse de la diversité des profils dans les écoles de théâtre, même si “les équipes pédagogiques peinent à suivre cette évolution”. Autre motif d’espoir, la création de Représentrans, une association qui propose un annuaire d’acteur·rices trans, non binaires ou agenres.
Si cette association apporte un éclairage bienvenu sur la transidentité à l’écran, Naelle Dariya, actrice dans les courts métrages d’Alexis Langlois, dans Orlando, ma biographie politique et directrice de casting, rappelle que l’Ada (l’association des acteur·rices) a une approche intersectionnelle qui englobe les luttes trans. Elle se réjouit aussi de voir que “depuis quelques années, il y a de plus en plus de rôles pour des personnes trans, surtout dans des séries. On commence petit à petit à sortir des rôles qui tournent uniquement autour de la pédagogie de la transition. En tant que directrice de casting, j’essaie de convaincre les productions et les cinéastes d’ouvrir les rôles à tous types de profils, de casser la logique cisgenre qui veut que, quand on pense à un homme ou une femme, cela signifie automatiquement une personne blanche, hétéro et cis. Quand j’ai commencé, je voyais passer des annonces qui cherchaient une trans, comme si cela suffisait à caractériser un personnage”.
Un carrefour de discriminations
Il ressort de notre enquête que naviguer dans l’audiovisuel français en tant que personne trans oblige à se confronter à une sorte de marchandage permanent entre le besoin de gagner sa vie et l’attachement à ses valeurs politiques. Après sa participation à A Good Man de Marie-Castille Mention-Schaar dans un rôle secondaire, film, on le rappelle, vivement attaqué parce que Noémie Merlant y joue le rôle d’un homme trans, Jonas Ben Ahmed a par exemple dû faire face aux critiques de la communauté trans. Il s’en défend : “Marie-Castille est une des rares cinéastes à m’avoir proposé un personnage qui ne soit ni un personnage trans mal écrit ni un dealer des quartiers nord de Marseille. Grâce à elle, j’ai eu la possibilité d’incarner un personnage ni trans ni racisé. C’est une victoire énorme pour moi et je ne la remercierai jamais assez de m’avoir offert ce rôle.”
Être l’objet d’une forme de tokenisation (effort d’inclusion cynique dans le seul but d’échapper aux accusations de discrimination), tel est le risque qu’encourt aujourd’hui chaque personne trans qui s’aventure dans une production française dirigée par des personnes cisgenre. C’est la triste réalité qu’a expérimentée Adrián De La Vega lors du casting d’Un homme heureux : “On m’a fait venir pour un rôle non trans assez important, celui d’un des fils du personnage incarné par Catherine Frot. Mais j’ai compris par la suite qu’on voulait en fait me refiler un petit rôle de personnage trans dès le début. Il s’agissait d’une stratégie pour nous appâter et donner une caution trans au casting. C’est finalement Paul Mirabel et Bastien Ughetto qui ont été pris dans les rôles des deux fils.”
Nous avons aussi rencontré des acteur·rices trans qui dissimulent leur transidentité pour continuer à pouvoir prétendre aux rôles non spécifiquement trans. À l’inverse, celles et ceux qui revendiquent trop fortement leur identité le paient. “Plus que ma transidentité, je pense avoir payé mes prises de position politiques. À la limite, que je sois trans, OK. Mais alors si je l’affirme politiquement, en le rattachant à d’autres luttes sociales, antiracistes et féministes, ça, l’industrie est incapable de le digérer”, affirme Océan. Rose Walls, actrice ayant récemment fait la couverture du magazine Trois couleurs en compagnie de vingt-quatre autres acteur·rices de moins de 25 ans, remarque : “Évidemment, aux États-Unis, il y a Hunter Schafer, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une mannequin blanche aux yeux bleus, qui remplit toutes les cases de l’idéal de beauté cis. Pour ma part, je préfère Laverne Cox ; malheureusement, elle travaille moins.”
La façon dont les acteur·rices trans racisé·es se situent à un carrefour de discriminations est aussi soulignée par Amir Baylly (Salade grecque ; Orlando, ma biographie politique) : “Étant noir et trans, j’ai conscience que j’ai très peu de chances d’avoir une place sur les écrans français. Omar Sy, la seule star noire française, est parti aux États-Unis : ça en dit long sur le cinéma français. Tant qu’on continuera à nous servir des comédies comme la franchise Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, on ne sortira pas de ce sentiment qu’on doit justifier chaque personnage qui s’écarterait de l’identité française conservatrice.”
Retour sur les JO
Si tous et toutes sont d’accord pour dire que le cinéma français doit mieux soutenir les projets des personnes ayant l’audace de renouveler nos imaginaires, certaines mesures concrètes peuvent également être mises en place. Sur le modèle de la rédaction des offres de casting anglo-saxonnes, l’agente Marie Mingalon pense qu’il “faudrait préciser dans les annonces quand le casting est ouvert à tous quels que soient l’origine ethnique, le handicap et l’identité de genre”.
Selon Stéphane Gaillard, l’échec au box-office d’Un homme heureux (moins d’un demi-million d’entrées pour un budget de presque 10 millions d’euros) marque un tournant : “Il y a eu un temps, chez les cinéastes cis, une sorte de fascination pour la transidentité, mais l’échec d’Un homme heureux sonne la fin de cette mode. Le cinéma mainstream a fait le tour de la question sans avoir réussi à proposer une seule représentation qui sorte du lot. Mes derniers espoirs reposent sur une série qui fasse émerger des interprètes qui fédèrent au-delà des marges, au-delà d’un public queer, allié ou parisien.”
Cette figure, on en a vu une possible incarnation le 26 juillet dernier, lorsque, dans l’écrin d’une cérémonie des JO faisant avec une géniale malice la part belle aux minorités discriminées, la mannequin et actrice Raya Martigny s’est avancée, vêtue d’un body bleu-blanc-rouge, sur le runway désormais légendaire du tableau “Festivités”.
Jointe par téléphone, elle revient pour nous sur ce moment : “Cette cérémonie a fait du bien aux personnes queer, mais elle a surtout touché tout le monde, excepté un petit pourcentage de fachos. Il faut plus d’œuvres qui touchent les gens de cette manière. Il faut qu’on les fasse pleurer, qu’on leur en mette plein la vue. Il faut être prêt à faire des sacrifices tout en étant intelligent·e, en ne cédant pas sur ce qui compte. C’est ce qu’on essaie de faire avec la bande qu’a formée Alexis Langlois depuis dix ans, comme une sorte de Factory queer dans laquelle nous nous sommes vu·es grandir. Petit à petit, je vois de plus en plus de personnes queer et alliées devant et derrière la caméra. L’histoire finira par basculer en notre faveur.” 



Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/quelle-place-la-france-accorde-t-elle-aux-acteurs-et-actrices-trans-626302-26-08-2024/

Author : Bruno Deruisseau

Publish date : 2024-08-26 14:38:46

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