“Comment peut-on représenter aujourd’hui pour un quart des familles en France et être aussi peu présentes dans les préoccupations des politiques et de la société ?”, interpelle Johanna Luyssen dans son nouvel essai Mères solos, le combat invisible (Éd. Payot). Après un premier récit autobiographique dans lequel elle décrivait son parcours de mère célibataire par choix, la journaliste spécialiste des questions féministes et sociales poursuit cette fois-ci son exploration sous la forme d’une enquête socio-économique sur la situation de plus en plus alarmante des femmes qui élèvent seules leurs enfants.
De la galère du logement à celle du mode de garde en passant par la question des pensions alimentaires impayées mais aussi du coût de la vie sociale et amoureuse, Johanna Luyssen décrit avec beaucoup d’acuité les difficultés auxquelles sont confrontées plus de 1,5 million de mères célibataires – quasi deux fois plus qu’il y a 30 ans. “Toute crise, qu’elle soit économique ou sociale, pulvérise les mères célibataires”, écrit celle qui ne se contente pas de dresser un état des lieux mais exhorte aussi les politiques et la société à ne plus fermer les yeux et à agir. Entretien.
Tu as déjà écrit un livre sur ton parcours de mère célibataire par choix, qu’est-ce qui t’a donné envie de te replonger dans un travail sur ce même thème ?
Dans le premier livre, j’évoquais mon parcours de mère célibataire, dans celui-ci j’aborde une autre facette du sujet : la situation des mères solos sous un angle socio-économique et féministe bien sûr. Ce qui m’a poussée à écrire cet essai, c’est d’être moi-même confrontée à la monoparentalité et de me rendre compte que tout est particulièrement compliqué lorsqu’on est mère célibataire. Nous représentons un quart des familles en France et rien n’est adapté pour nous alors que nous avons des besoins spécifiques. En tant que journaliste société, j’ai constaté que cette question était très peu présente dans l’agora médiatique et politique, c’est un sujet qui n’est tout simplement pas adressé. Cet essai est une façon de mettre en lumière les nombreuses problématiques rencontrées par les mères solos.
Tu évoques au début du livre cette difficulté, que tu as toi-même rencontrée, à nommer cette réalité des mères solos car elle recouvre des situations très différentes, ce n’est absolument pas un groupe homogène…
Tout à fait et cette pluralité des expériences m’a d’ailleurs frappée lorsque nous avons réalisé un dossier sur le sujet dans Libération. On a hésité entre les termes “mères solos”, “mères célibataires” ou “parents isolés”. Certaines trouvent l’expression “mère isolée” misérabiliste, d’autres souhaitent se dégenrer et utiliser le mot “parent” et d’autres encore revendiquent le terme “maman solo”. Personne n’a tort car on peut se désigner comme on le désire et aucun terme ne va satisfaire tout le monde. Il y a une diversité de termes et de situations : il y a des femmes très précarisées, d’autres comme moi qui sont plutôt du côté des CSP+, d’autres encore qui sont extrêmement riches. Personne n’a la même façon de voir les choses, les réalités sont différentes mais ce sont toujours plus ou moins les mêmes stigmates qui leur collent à la peau. Et à la fin, ça reste des familles monoparentales.
Quel est justement le stéréotype qui colle le plus à la peau des mères solos selon toi ?
Je dirais qu’il y a deux stigmates qui leur collent particulièrement à la peau. D’un côté, celui d’être une “pauvre fille”, d’être une “victime”, il y a l’idée qu’on les plaint, qu’elles ont raté quelque chose. Beaucoup de femmes m’ont parlé de cette vision misérabiliste qu’elles trouvent offensante car elles se battent en permanence et qu’elles n’ont pas du tout le sentiment d’être des “pauvres filles”. De l’autre côté du spectre, il y a la “mère courage”, celle qu’on félicite de tout mener de front, qu’on admire mais qu’on n’aide jamais. La société doit prendre ses responsabilités, s’engager et non pas juste regarder ces fameuses “mères courage” se battre contre des moulins à vent sans rien faire.
La quasi inexistence de figures de mères solos dans la pop culture contribue-t-elle à leur stigmatisation ?
Oui, parce qu’on sait très bien que les représentations culturelles sont essentielles pour faire évoluer les mentalités. Lorsqu’elles sont absentes ou extrêmement clichées comme c’est le cas pour les mères solos qui, à l’écran, ont quasi toujours des vécus très difficiles, ça a une incidence sur la société. La plupart du temps, la famille nucléaire est valorisée dans les productions culturelles et on oublie toutes les autres familles qui ne sont pas mises à leur juste place.
Un foyer sur 4 compte un seul parent et dans la majorité, ce sont des mères. Quelles sont les principales difficultés qu’elles rencontrent ?
Elles rencontrent d’abord les difficultés sociales et économiques liées au fait d’être une femme, qu’elles accumulent à celles liées à la monoparentalité. Il y a la question du logement : le parc privé devient très cher, les logements sociaux sont trop peu nombreux et en plus, elles ne sont pas prioritaires pour les obtenir. Comme les politiques de logement ne sont pas pensées pour les familles monoparentales, elles sont souvent mal logées. Ensuite, il y a la question du mode de garde qui se heurte à la crise du secteur de la petite enfance. Sans parler du fait qu’on a libéralisé le travail et qu’on a des entreprises qui ne tiennent pas compte de la réalité de leurs employées : comment faire quand il faut travailler le soir ? Le week-end ? Ou quand les promotions se jouent dans les pots organisés à l’heure où elles vont récupérer leurs enfants ? Tout ça les écarte de toute ascension professionnelle et de tout épanouissement.
Y-a-t-il une prise de conscience étatique de la situation des mères solos ou sont-elles les grandes oubliées des politiques publiques ?
Ce sont encore les grandes oubliées des politiques publiques. Il y a quand même des prises de conscience individuelles de certain·es politiques et pas mal d’initiatives parlementaires ont été prises ces derniers mois, sauf que la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron a mis tous ces travaux à l’arrêt. En prenant cette décision, le Président a cassé des avancées sociales essentielles pour les mères solos mais aussi pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles ou encore l’aide sociale à l’enfance. À l’heure où je parle, il n’y a pas de Premier·e ministre, pas de gouvernement et même si la plupart des travaux sur les mères solos vont reprendre, ça mettra du temps.
Quelles politiques concrètes pourraient améliorer le quotidien des mères célibataires en France ?
Il faudrait des politiques de logement qui leur sont favorables, une réforme des pensions alimentaires, notamment leur réévaluation en fonction des revenus du père, de la mère et leur défiscalisation, et améliorer aussi les modes de garde durant la petite enfance. On peut également envisager plein de choses au niveau des entreprises comme le doublement des jours enfant malade ou encore des tarifs de transport adaptés. Si tout le monde s’y met, la vie des mères célibataires s’en trouverait grandement améliorée.
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Author : Julia Tissier
Publish date : 2024-08-30 10:01:00
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