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[Rentrée littéraire 2024] Alice Zeniter : “Je voulais montrer le lien entre colonisation et violence sexuelle” 

[Rentrée littéraire 2024] Alice Zeniter : “Je voulais montrer le lien entre colonisation et violence sexuelle” 



La Nouvelle-Calédonie se trouve à 18 000 km de l’Hexagone. Alice Zeniter y est allée deux fois. La deuxième, elle y est restée deux mois et demi. “Ce qui veut dire qu’en tout, j’y ai passé plus de temps qu’en Algérie”, s’amuse l’écrivaine qui vit en Bretagne.

Sept ans après L’Art de perdre, le roman-fresque qui l’a révélée, dans lequel elle reconstituait l’histoire d’une famille kabyle (elle-même est d’origine kabyle) à travers la guerre d’Algérie et l’émigration en France, l’écrivaine de 37 ans revient fouiller le passé colonial français avec Frapper l’épopée (un titre inspiré d’un morceau de Casey), dans lequel elle ausculte les profondes séquelles que ces dominations laissent dans les populations opprimées sur des générations. D’autant qu’à l’inverse de l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie, où elle situe son roman, est toujours française – et quelques mois avant la parution de ce qui est bel et bien l’un des textes les plus amples de la rentrée, les conflits pour l’indépendance y éclataient.

Jeune femme calédonienne, ni complètement française ni kanake non plus, un peu d’ailleurs comme les Kabyles de L’Art de perdre, Tass, la narratrice, quitte un homme et le continent où elle vit à mi-temps pour rejoindre la Nouvelle-Calédonie à plein temps. Qui est-elle exactement ? Quel est le passé de sa famille, de ses ancêtres, elle qui s’impose comme blanche dans une île où les dominé·es sont noir·es, alors qu’elle ne se sent pourtant pas comme faisant partie de la France ?

Cette fille d’aujourd’hui, célibataire, indépendante, prof en lycée, va le comprendre à travers sa rencontre avec un frère et une sœur adolescent·es et énigmatiques, jeunes Kanak·es qui vont rejoindre un groupe d’indépendantistes. Sur la violence et l’injustice de la colonisation, ainsi que son onde de choc qui se répercute sur des générations, Alice Zeniter signe un roman faussement classique et plus que jamais contemporain.

Ce qui est fou, c’est que la Nouvelle-Calédonie a été colonisée pour devenir un bagne. C’était la base de votre roman ?

Alice Zeniter — C’est en effet quelque chose qui porte à la fois le projet littéraire et politique. La Nouvelle-Calédonie a été choisie pour devenir une colonie pénitentiaire [en 1864], car c’est au bout du monde. Le message de la philosophie saint-simonienne, qui sous-tend le système carcéral français à l’époque, c’est qu’avec la possibilité d’être loin, il y a une possibilité de rédemption. Celle de se raconter une nouvelle histoire, de se réinventer. Littéralement, une page blanche.

Il s’agit également d’une position de colon : il n’y a rien, donc il y a tout à écrire. La logistique est moins noble : on n’a pas à savoir que faire ensuite des bagnards une fois qu’ils sont libérés, car ils sont loin de l’Hexagone. Ce territoire est encore aujourd’hui en permanence oublié, on vient de le constater. Avec la révolte contre le corps électoral [la tentative, en mai 2024, d’élargir le corps électoral aux élections provinciales à tout·e citoyen·ne français·e résidant en Nouvelle-Calédonie depuis dix ans], on a bien vu qu’en France personne ne pense à la Nouvelle-Calédonie. C’est un résidu de l’empire colonial de 1853 et on ne sait plus quoi en faire.

Il me semble que la Nouvelle-Calédonie devient, dans votre travail, l’allégorie coloniale absolue, comme un laboratoire pour démontrer combien et de quelles manières la colonisation marque les êtres en profondeur. La narratrice, Tass, est constamment tiraillée entre deux identités, vit dans un entre-deux…

Ce personnage m’intéresse car elle est à une place théoriquement inconfortable. Elle n’est pas assez informée sur l’histoire de sa famille, ce qui l’empêche de se raccrocher au fait que Kanaky est une terre d’accueil pour les “victimes de l’histoire” – une expression de Tjibaou [militant indépendantiste assassiné en 1989] dans les années 1980 –, qui a inclus la descendance de ces bagnards. Ceux qui ont été amenés à la colonie de manière violente ont donc été accueillis. Mais tout au long du livre, le fait d’être ou non du côté des victimes de l’histoire n’est pas clair pour elle. Elle ne peut se trouver chez elle en Nouvelle-Calédonie dans une revendication politique qui la rapprocherait des Kanaks.

Ça veut dire quoi, être chez soi et être une enfant du pays, quand on ne fait pas partie du peuple premier ? Tass n’est pas française comme ceux de l’Hexagone – elle pense que la pluie est quelque chose de chaud, elle a l’habitude que la nature soit douce, que le souffle des ancêtres s’entende dans les arbres. Cela forge son identité calédonienne, sans qu’elle le soit pour autant. C’est ce physique du fait colonial que je voulais travailler.

Son histoire, celle de sa famille, de ses ancêtres, va soudain faire irruption dans le roman, et avec elle l’histoire de la colonisation de cette île par la France, et ce qu’elle a impliqué. Pour cela, vous vous servez de la magie. C’est d’une liberté narrative folle…

En 2019, lors de mon premier séjour là-bas, j’ai entendu parler d’une croyance kanake selon laquelle on pouvait déranger les ancêtres en passant par un trou d’eau. Il y a des endroits qu’on ne dérange pas car on risquerait de déranger les esprits. Quand j’ai commencé à faire ma recherche bibliographique, ce que je voyais chez les Kanaks, c’était une équivalence entre les paysages et l’histoire. Chaque élément du paysage est un morceau de temps. Je me suis dit en écrivant qu’il fallait que je sorte des livres et que je m’imprègne de la conception kanake des choses, et donc j’ai eu recours à cette magie-là. Et puis j’avais lu La Symphonie des spectres de John Gardner, qui montre qu’on peut écrire sur des fantômes sans que ce soit gothique.

Vous vous faites vous-même apparaître dans le livre…

Comme avec ce passage-là, celui de la magie qui fait surgir l’histoire sous les yeux de Tass, j’étais en train de franchir une frontière, je me suis autorisé un autre franchissement. C’est une métalepse, et j’ai une passion pour les métalepses. Cela permet à Tass de me voir, et cela me permet de me montrer en train d’écrire ce livre. J’ai eu envie de dire pourquoi cette histoire, qui n’a pas l’air d’être la mienne, est pourtant aussi la mienne ; de raconter comment à la fin de mon premier séjour, j’ai appris l’existence des Algériens qui ont été déportés en Nouvelle-Calédonie.

Louis-José Barbançon m’a donné un livre où se trouve la liste des 2106 “Arabes” de Calédoun. Je me suis retrouvée à éplucher cette liste à la recherche de mon nom, sans le trouver. Il y avait la liste des villages d’où ils venaient et ces lieux sont proches de ceux où vivait ma famille. Ces destins frôlent le mien de si près que je me sens concernée. Cela aurait pu être une histoire alternative de ma famille. Mon livre est la quête d’une histoire qui aurait pu.

Ce n’est pas un pas de côté si grand par rapport à L’Art de perdre, dans lequel je ne racontais pas l’histoire de ma famille, puisque je ne la connais pas. Dans ce roman, il s’agissait de monter une fiction qui aurait pu être la trajectoire de ma famille, et qui vient ainsi combler des silences dans notre histoire. Je passe ma vie à élaborer des trajectoires hypothétiques, alternatives, qui sont des filets de fiction fragiles posés au-dessus du vide. En ce qui concerne les transportés algériens, très peu de personnes connaissent cette histoire. Il y a des êtres qui manquent en Algérie et qui se sont retrouvés sur un autre territoire, parfois même sous un autre nom.

Le paradoxe, c’est que ces Algériens vont se retrouver associés aux colons…

C’est le problème d’une société qui vit sur la hiérarchisation des races. Pour se placer dans cette hiérarchie-là, les “Arabes” se retrouvent dans cette société raciste à ne pas être noirs comme les Kanaks. Cette position presque blanche, ils vont l’occuper trop pleinement à mon goût. Ils vont choisir d’asseoir leur place en opprimant la race dite inférieure par les colons. La situation qui m’intéresse est celle des dominants dominés : ils vont répliquer une colonisation très dure vis-à-vis des Kanaks car eux-mêmes se sentent opprimés.

À travers le viol d’une jeune Kanake vulnérable par son oncle, vous vouliez établir un parallèle entre colonisation et domination masculine ?

Pendant mes recherches, je suis tombée sur un article de l’anthropologue Christine Salomon dans lequel elle parle de “jonction patriarcale” : elle dit que dans les colonies, même si les hommes sont opprimés violemment, comme les Kanaks qui sont emprisonnés, il existe une sorte de territoire d’entente des hommes dont les femmes colonisées vont pâtir. Chez les Kanaks, c’est autour de la religion chrétienne que cette jonction se fait et retire leurs droits aux femmes. Eux, ils gagnent une assise patriarcale plus forte.

C’est vrai que c’est quelque chose que j’avais envie de montrer : la violence coloniale et la manière dont elle est liée aux violences sexuelles, cela s’étend à l’ensemble de la population. Les colons utilisent le viol comme une forme d’appropriation, mais il y a aussi, au sein des populations colonisées, une violence sexuelle exercée contre les femmes, aggravée par le dédoublement du système judiciaire. Une jeune fille kanake est violée par un homme de la tribu, qu’elle voit excusé par la justice coutumière ; il ne lui reste alors plus qu’à se tourner vers la justice des Blancs. Mais c’est un geste de trahison, le risque de s’exclure de sa communauté. J’avais envie de parler de ça.

La France est-elle en retard par rapport à d’autres pays, anglo-saxons par exemple, en matière de littérature postcoloniale ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?

Ce qui est pernicieux, c’est le désir de reproduire ce qu’on a lu. Plus on lit de littérature blanche, peuplée de gens ambitieux qui se promènent, disons-le ainsi pour caricaturer, au jardin du Luxembourg, plus on a tendance à la reproduire car on pense que c’est ça, la littérature. Cela se craquèle de plus en plus. Ce qui manque, par rapport à une littérature anglaise ou américaine, ce sont des textes qui ont de l’ampleur et une sorte de dinguerie.

Quand j’écrivais L’Art de perdre, je me suis dit que je ferais un gros roman de 500 pages pour qu’on ne réduise pas le livre à la catégorie témoignage. Au fond, ce n’est pas de la part des auteurs que vient le retard, mais de la façon dont on classe et vend les romans à leur parution. Il nous manque des livres qui parlent de ces Français qui sont émigrés, descendants d’émigrés ou non-français, vivant en France, et qui en même temps ne soient pas oubliés en tant qu’œuvres d’art.

Dans Toute une moitié du monde, vous avez écrit contre la représentation réductrice des personnages féminins dans les romans. Est-ce facile de se défaire de ce cliché ?

En réalité, ce n’est toujours pas facile de se défaire de ces poncifs, car cela ne forme pas que des représentations intellectuelles. Ça forme aussi des affects, des amours. Il y a quelque chose de ces élans affectifs qui reste encore. De la même manière qu’on peut tomber amoureuse de connards, que notre cœur s’accélère encore quand on lit un certain type de romans… Le test de Bechdel est important pour moi dans mon travail, c’est un passage au crible rapide pour se remettre debout et s’assurer que nos œuvres passent le test de nos propres convictions.

Mais c’est un piège de se dire qu’on va créer un personnage de femme pas comme les autres en la plaçant dans un univers masculin, car cela revient souvent à créer un personnage avec des traits dits masculins qui va boire, jurer, avoir trois punchlines avant de sortir comme une reine pirate. C’est pourquoi j’ai voulu que mon roman soit très majoritairement peuplé de femmes, et de femmes d’âges différents, issues de populations variées. Elles représentent différentes figures d’un territoire colonisé.

C’est aussi un pied de nez à la colonisation : les bagnards étaient des hommes et les colons aussi, il n’y avait pas de femmes. On importait des “ventres fertiles” du continent. Alors je me suis dit que j’allais raconter ça à travers des figures féminines, qui de plus existent dans le roman autrement que par le couple. C’est une manière de s’arracher à la création de personnages féminins canoniques.

Que pensez-vous de ce qui s’est passé durant les élections européennes, puis législatives ?

Qu’elles viennent de mettre à nu un continuum des violences racistes, si quelqu’un en doutait encore. On a beaucoup parlé de ce continuum pour les violences sexistes et sexuelles ces dernières années, mais il existe aussi pour le racisme. Il est impossible de relayer des discours qui oppriment des minorités, même policés, sans que ces discours s’articulent avec, déclenchent ou légitiment des violences verbales ou physiques, voire dans certains cas des pulsions d’élimination. Voter RN est un acte pris dans le même mouvement que de taguer une boulangerie ou tabasser un Arabe.

Frapper l’épopée d’Alice Zeniter (Flammarion), 352 p., 22 €. En librairie.



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Author : Nelly Kaprièlian

Publish date : 2024-09-05 08:00:00

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