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[Rentrée littéraire 2024] Kaoutar Harchi : “Un autre cours de l’histoire est toujours possible”

[Rentrée littéraire 2024] Kaoutar Harchi : “Un autre cours de l’histoire est toujours possible”



Nous avions choisi de la mettre en couverture de notre numéro de rentrée littéraire il y a trois ans, aux côtés notamment de Mathieu Palain qui revient lui aussi cette année. La couverture avait pour enjeu de présenter la relève, une nouvelle génération à suivre, à travers quatre auteur·rices de notre choix. Trois ans après cette couverture – et la parution de Comme nous existons, son récit autour de son enfance de descendante d’émigré·es marocain·es, dans une cité de banlieue en province –, le nouveau texte de Kaoutar Harchi l’impose encore, pour nous, comme l’une des voix importantes de cette rentrée 2024.

Après un livre cosigné par Joseph Andras, Littérature et Révolution, elle publie Ainsi l’animal et nous, un essai aussi politique que poétique, très beau, très fort et très littéraire, dans lequel l’écrivaine et sociologue de 37 ans crée des ponts passionnants entre le traitement des animaux et celui réservé, par les dominants, aux dominé·es (les femmes, les populations racisées, les esclaves, etc.). Elle fouille ce passage entre l’animalité et l’animalisation, cette façon de prêter des traits animaliers à certains êtres pour mieux les inférioriser et justifier de les maltraiter autant que les animaux, car sans statut politique. Une façon aussi de les dégrader pour mieux les empêcher d’accéder à ce pouvoir politique qui les ferait passer de l’autre côté, celui du droit et possiblement de l’autorité.

Harchi avance dans cette démonstration en passant du nazisme aux colonies, du patriarcat au capitalisme, dans une ronde menée tambour battant avec un souffle presque épique, une colère salutaire à la mesure de son humanité. Rencontre, chez son éditeur à Paris, avec une autrice que l’on va suivre encore longtemps.

Comment avez-vous eu l’idée de cet essai ?

Kaoutar Harchi — À force de travailler et de lire des textes sur les questions féministes et raciales, sur l’altérisation [le processus par lequel est rabaissé un groupe donné] qui atteint le degré de l’animalisation, je me suis dit que cette question était plus centrale que ce que l’on pouvait croire. Je remarque que la question animale est souvent utilisée pour penser la vie des hommes sous la forme de métaphores, mais que le sort réel des animaux n’y est pas associé. Même sur la question féministe, ou celle de l’esclavage, la place des animaux reste à part. Il apparaît peu qu’il faut aussi agir pour les animaux. Ce qui m’intéressait, c’est cette continuité, cette violence du capitalisme qui ne fait pas de différence – et c’est la même chose pour le patriarcat ou encore le système de races.

Je me suis donc dit que si les systèmes de domination déploient des politiques spécifiques envers chaque groupe, chaque corps, peut-être faut-il, dans la réflexion, les rassembler : dire comment les animaux et certains êtres sont traités communément par les grandes forces de l’argent, du sexe, de la biologie. Quand j’ai publié Comme nous existons, on m’a souvent dit, comme un compliment, que j’avais réussi à “humaniser” mes parents. J’ai trouvé ça terrible. Ce mouvement d’humaniser ce qui n’est pas tenu pour humain, donc moral, est aussi violent que l’animalisation. Le fait que l’on fasse passer les êtres d’un pôle à l’autre, entre humanité et animalité.

Dans ce système, celui qui est défini comme humain est celui qui a le pouvoir ?

Oui, c’est la position politique, la question de la distribution des places. Je rêvais d’un livre total, qui soit aussi littéraire – je ne suis pas une spécialiste de l’éthique animale, ni une philosophe, et en même temps, la question animale est pour moi une question où se rejoignent toutes les autres.

Vous partez du postulat que c’est la façon dont les humains traitent les animaux qui leur inspire la façon dont ils traitent d’autres humains – les femmes, les peuples colonisés, les minorités racisées, etc. Ils les animalisent, pour mieux se justifier de les maltraiter…

Dans l’histoire de la philosophie occidentale, il y a eu beaucoup de textes sur l’animal ; il y a eu Descartes et toute une tradition qui s’est construite et a inscrit dans l’ordre social l’idée qu’il existe d’un côté la culture, de l’autre la nature. Cette séparation-là est fondamentale, on la retrouve même dans les textes de l’Antiquité. Cette séparation du monde a eu pour effet de faire émerger un espace dans lequel il était possible de placer les êtres selon la valeur qu’on souhaitait leur accorder. Et cela pour disqualifier et dégrader les êtres, parfois jusqu’à leur destruction absolue, comme dans le cas du nazisme, ou jusqu’à la captation totale du corps de l’autre, comme dans l’esclavage. Dans le cadre du patriarcat, cela s’est traduit par le fait de placer les femmes du côté de la biologie et les hommes du côté de la pensée, du contrôle.

L’animalisation de certains humains est un outil politique qui permet de rendre autrui disponible aux rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre. On considère que, par définition, un animal possède un instinct, une forme de vie immédiate qui répond à des stimuli nerveux. C’était important pour moi de dire que cette définition biologique de l’animal ne va jamais sans un sens politique, qui innerve toute notre organisation sociale, que ce soit dans la vie privée ou collective, comme entre les pays du Nord et ceux du Sud, par exemple.

Pour changer les rapports de domination entre les humains, il faudrait d’abord changer ceux des humains envers les animaux ?

C’est une idée présente dans l’histoire de la gauche, de Louise Michel à Élisée Reclus : si les hommes sont si violents entre eux, ce serait parce qu’ils se sont longtemps exercés sur le corps des animaux qui, eux, n’ont pas de résistance politique à laquelle accorder une attention, une légitimité. On ne peut pas bâtir un monde juste si une classe, la classe animale, est traitée comme elle est traitée aujourd’hui. Cela pose la question du droit des animaux, débattue actuellement. Mais on peut imaginer une avancée sur la question des droits des animaux sans que celle-ci n’entraîne une avancée du droit des personnes racisées. C’est une perspective que je questionne. Comme si, une fois que vous êtes animalisé, vous ne pouviez plus revenir en arrière.

Votre livre rassemble plusieurs courants de pensée et vous créez des ponts entre eux, comme une somme…

Il y a une longue bibliographie à la fin de mon livre ; je suis redevable à ceux et celles qui ont écrit sur ces questions. Mon souhait était de pouvoir rassembler dans un même livre des questions qui sont souvent traitées du côté de la littérature spéciste ou des minorités. Mon but était de montrer qu’il n’y a aucune raison valable de séparer la race, le genre et la classe. L’animalité est omniprésente, et nous y sommes aveugles. Parmi les réflexes majoritaires, on continue de croire que la comparaison avec un animal est dégradante, c’est pourquoi l’on s’en sert comme insulte raciste ou misogyne. J’ai voulu faire entrer l’animalité dans la façon dont les minorités sont traitées. C’est une loi régulière, qui ne souffre aucune exception, donc quelque chose pour lequel nous devons nous mobiliser en réaction.

Vous écrivez un texte très littéraire, où vous vous adressez aux lecteur·rices sous la forme d’un “Vous savez…”…

L’expérience d’écriture de Comme nous existons a installé une sérénité en moi, car j’ai réalisé qu’il suffisait de dire la vérité et d’abandonner le roman. La dimension autobiographique m’a ancrée. J’essaie ici de tisser un pacte de sincérité avec les lecteurs. Le but n’était pas d’écrire un livre académique, car ce n’est pas ma spécialité universitaire, mais un livre très simple, où je peux affirmer des choses sans sombrer dans le dédale de la démonstration. Le “Vous savez” était une aide stylistique, mais je l’utilise aussi au sens premier du terme, car je parle de choses qui sont sues ; toutes ces idées ont déjà été travaillées. Bref, nous savons et, en même temps, les choses continuent à suivre leur cours en dépit de ce savoir qui n’appelle pas de réaction suffisamment forte pour ébranler l’ordre actuel.

Ça me fait penser à l’urgence climatique ou à la montée du RN. On sait le danger, et pourtant… Comment l’expliquez-vous ?

Même si on sait que la planète ne va pas pouvoir supporter encore longtemps nos manières de faire, il y a l’idée que la catastrophe va toucher la vie des autres. C’est vrai qu’il demeure un groupe social privilégié qui peut se permettre de vivre comme il vit car le retour de bâton ne s’est pas encore produit. C’est lié à notre difficulté à penser à ceux, les plus vulnérables, qui vont être touchés par la catastrophe, à être empathiques avec les autres, à nous identifier à autrui que l’on considère comme différent ou même inférieur à soi. Parfois, cette vie masculine, blanche, privilégiée crée l’illusion qu’on n’a pas à se poser de question. Le passage d’une position majoritaire à une position minoritaire n’est pas, pour l’instant, à l’ordre du jour. Les vies riches vont s’enrichissant, ces îlots privilégiés perdurent. Matériellement, au regard des ressources disponibles, certains peuvent encore se payer une vie où toutes ces questions ne comptent pas. Et le sens de ces vies, c’est bien cela : assurer le plaisir, le confort, le déni.

Vous écrivez un chapitre très fort sur le couteau dont Jean-Marie Le Pen s’est servi pour torturer…

C’est une histoire connue, et pourtant, autour de moi, beaucoup ne la connaissaient pas. Enzo Traverso écrit que l’expérience nazie connaît une suite après 1945, que le colonialisme qui s’est déchaîné en Algérie n’est pas étranger à cet échec du nazisme, lequel s’est recomposé ailleurs avec d’autres ennemis, passant de la figure du juif à celle de l’indigène. Après 1945 surgit de cette histoire la construction européenne, et cela continue : la séparation ne se fait plus entre les peuples d’Europe, mais entre l’Europe et le reste du monde, entre les mondes colonisés et ceux qui colonisent.

J’ai insisté sur l’histoire du Front national car il est à la jonction de cette double histoire. Ceux qui l’ont formé venaient de partis nazis et se sont alliés à des gens qui n’étaient pas versés dans le nazisme, mais dans la guerre en Indochine – où Le Pen a fait ses armes en tant que parachutiste. Les années de torture qui suivent, c’est comme un second souffle de violence qui se déplace d’une population à l’autre. J’en arrive à l’Algérie. Je montre que cette métaphore animalisante, appliquée aux juifs par les nazis, a poursuivi son chemin et voyagé sans rencontrer trop de difficultés.

La montée récente du RN est-elle aussi liée, au fond, à la colonisation ?

Le moteur de l’histoire française est la question coloniale, très liée au devenir des migrants post-coloniaux, des descendants d’esclaves. La politique française tourne autour de cette question. Même si nous sommes dans un monde postcolonial, ça ne veut pas dire que le pouvoir n’est pas empreint d’une certaine colonialité, d’un rapport à certains corps vus comme des animaux sauvages. On a aussi empêché les personnes et les groupes racisés de faire de la politique.

Quand, tout à coup, Jean-Luc Mélenchon a lancé dans le champ politique des personnes racisées qui tenaient un discours anti-raciste, c’est devenu insupportable pour le corps politique français. Un corps politique majoritairement masculin, blanc, bourgeois. Que des personnes jusque-là gouvernées gouvernent est une donnée que la démocratie française ne tolère pas. Le geste de Macron de dissoudre l’Assemblée nationale relève, pour moi, d’un geste colonial, avec une dimension “après moi le déluge”.

Il y a une certaine idéologie qui considère qu’il vaut mieux que tout s’écroule plutôt que de voir certaines personnes accéder à certains droits. C’est la politique de la terre brûlée. Jacques Rancière en a beaucoup parlé. Il y a dans l’air cette pensée selon laquelle la démocratie est trop démocratique. Mais à force de vouloir que la démocratie ne soit pas démocratique avec certains, on finira par ne plus avoir de démocratie pour personne. Cette classe-là sait qu’elle s’en sortira quoi qu’il en soit. Mais la démocratie est nécessaire aux plus pauvres, alors que la classe riche peut très bien vivre à l’étranger, se faire soigner dans des hôpitaux suisses et gérer ses vacances au Brésil.

Quelles sont vos conclusions après les élections législatives du mois dernier ?

Le fait que le RN n’ait pas obtenu la majorité absolue à l’Assemblée nationale nous rappelle que, aussi fortes que soient les lois de l’histoire et cette marche vers le pire, rien n’est jamais joué d’avance. Il est toujours possible de détourner le fleuve de son cours. Un autre cours de l’histoire est toujours possible. Mais cela me semble davantage relever d’un répit provisoire que d’un repos définitif. J’entends par là que la menace continue de peser et elle pèse plus lourdement sur les plus vulnérables d’entre nous.

C’est cette tension qui, personnellement, me tient, me fait écrire : la crainte qu’il soit trop tard et la volonté que non. La peur que nous allions vers un monde d’animalisés et d’humanisés et la conscience indestructible qu’un monde d’égaux existe. Ce monde, je me dis, est là, quelque part. Il n’attend qu’une chose : que nous trouvions le chemin qui mène à lui. Ce chemin, c’est nous. Je veux dire : c’est l’ensemble de nos forces rassemblées. De la même manière que nous avons trouvé un chemin un certain 7 juillet 2024, je pense que nous devons œuvrer pour ne plus vivre que des jours à l’image de celui-là.

Savez-vous ce que vous allez écrire à présent ?

J’aimerais bien revenir à l’autobiographie et préciser le sujet de la relation à la mère, qui me permet d’entrer dans des questions intimes. Le passage entre autobiographie et théorie me convient très bien. Dans cet élan de révélation, je trouve une force vive pour continuer.

Ainsi l’animal et nous de Kaoutar Harchi (Actes Sud), 320 p., 22,50 €. En librairie le 4 septembre.



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Author : Nelly Kaprièlian

Publish date : 2024-09-10 08:00:00

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