Aux alentours du 7 juillet dernier, jour de la victoire du Nouveau Front populaire (NFP), il suffisait de regarder les journalistes sur les chaînes d’information vociférer contre la gauche plurielle pour comprendre que la critique des médias, florissante dans les années 2000 mais plus discrète aujourd’hui, retrouve une raison d’être vitale. Chaque téléspectateur·rice lucide, sans être forcément un·e mélenchoniste acharné·e, a pu mesurer une asymétrie abyssale entre le rejet de la gauche et la complaisance à l’égard du Rassemblement national (RN).
Lorsque David Pujadas de LCI et Apolline de Malherbe de BFMTV ont expliqué tranquillement sur le plateau de Quotidien, animé par Yann Barthès, refuser de qualifier le RN de “parti d’extrême droite” au nom de sa légitimité démocratique, alors que le chef du service politique de France Inter Yaël Goosz assumait, lui, le mot (parce que c’est une réalité factuelle, validée par le Conseil d’État), le visage d’un journalisme à géométrie variable s’est dévoilé au grand jour. Entre complaisance et travail critique, aveuglement et analyse compréhensive, les commentaires politiques s’ajustent à un confusionnisme généralisé ; comme le signe que l’ascension du RN dans l’espace politique trouble les esprits même les plus aiguisés.
Contamination à petit feu du discours du RN, concentration accélérée, agenda idéologique à peine masqué de Vincent Bolloré, fragilité des médias indépendants ou alternatifs, impasses du journalisme politique mainstream : plusieurs facteurs s’entrechoquent pour expliquer le spectacle délétère des dérives médiatiques du moment. Car, en dépit de la victoire miraculeuse du NFP, les deux campagnes électorales du printemps pour les européennes et les législatives ont révélé, si nous ne le savions pas déjà, que le RN pouvait, quoi qu’il en dise, compter sur une grande part du paysage médiatique pour amplifier son récit, voire le légitimer.
Le mythe de la neutralité journalistique
Objet d’interprétations conflictuelles de tous côtés, l’analyse de la complaisance de la part de nombreux médias – surtout ceux sous la coupe de Bolloré, mais pas que – fut au cœur de la campagne et reste un enjeu central de la vie démocratique de l’année à venir. Comment, en effet, accepter dans une démocratie “normale” une telle banalisation du RN dans l’espace politique, la neutralité politique qu’elle induit chez de nombreux·ses journalistes considérant le parti de Le Pen et Bardella comme un autre, en même temps que le pilonnage systématique de la gauche dite radicale ? Sans être inédites, ces questions se sont imposées en quelques semaines au cœur du débat public, à la mesure de sa droitisation de plus en plus marquée.
Certes, une grande part du paysage médiatique reste encore hermétique au rouleau compresseur du populisme xénophobe des journalistes mis·es en orbite par l’empire Bolloré. Mais jusqu’où ? Concurrencée par les audiences en hausse de CNews, passée chaîne d’info numéro 1 pour la première fois en mai, BFMTV a réajusté sa ligne éditoriale en plaçant sur ses plateaux des éditorialistes de plus en plus réactionnaires (des plumes de Valeurs actuelles à la pelle, l’ancien communicant de Marion Maréchal, Arnaud Stephan…). La course à l’échalote n’a pas de limite lorsqu’il s’agit de se prétendre au plus près des attentes du peuple.
“Les discours du camp macroniste se sont extrême-droitisés”
“Ce qui m’a frappée et indignée ces dernières semaines, nous confie, doublement atterrée, la linguiste Julie Neveux, ce sont les discours du camp macroniste qui se sont extrême-droitisés en toute tranquillité machiavélique. La formule ‘les deux extrêmes’, notamment, est un scandale, qui réussit le tour de passe-passe linguistique de mettre à égalité deux adversaires politiques : elle a eu beaucoup de succès et a sans doute participé au non-effondrement de son parti.” La spécialiste des usages politiques de la langue ajoute : “Avec leurs armes rhétoriques, les politiques visent petit, mais ils touchent toujours beaucoup plus large ; en fait, c’est toute la société civile qu’ils blessent au passage.” Et de conclure : “Aucune éthique de la parole, aucun soin des électeurs, juste des mots tirés comme des boulets de canon dans un intérêt partisan à court terme.”
Cette stratégie d’assimilation du vocabulaire du RN et de sa légitimité politique est en effet assumée depuis un moment par le président Macron, très à l’aise avec l’idée d’envoyer des ministres parler au JDD à peine racheté par Bolloré durant l’été 2023, ou de se livrer à de longues interviews dans les médias d’extrême droite (Valeurs actuelles en octobre 2019, alors qu’il n’a pas accordé d’entretien au Monde depuis 2017). Spécialiste des extrêmes droites, la journaliste Ellen Salvi écrivait dans Médiapart le 8 avril que, contrairement à la volonté affichée de la macronie de mener le combat culturel contre le RN, “les membres du gouvernement et de la majorité qui regardent en boucle les chaînes du groupe Bolloré et s’y expriment souvent n’y mènent aucune offensive. Convaincus que les questions de Pascal Praud, Cyril Hanouna ou Sonia Mabrouk reflètent une grande partie de l’opinion française, ils viennent au contraire valider leurs obsessions. Et normalisent, dans le même temps, leur entreprise de désinformation”, conclut-elle.
Arme de banalisation massive
Face à cette arme de banalisation massive du RN, les médias indépendants ne cessent depuis des semaines de s’inquiéter de cette confusion et de ce procès systématique intenté aux idées de la gauche rassemblée (en dépit de ses divisions internes, palpables dès le lendemain de la victoire du 7 juillet). De Médiapart à Blast, d’Arrêt sur images à Au poste, de La Déferlante à Politis, de Regards à Reporterre, la plupart d’entre eux se mobilisent contre la bollorisation et l’extrême-droitisation de l’espace médiatique, comme lors du rassemblement “Libertés !”, place de la République à Paris, le 27 juin dernier.
Directeur de la rédaction de Blast, Denis Robert rappelait quelques jours après la victoire du NFP que si “nous avons failli définitivement passer d’un régime autoritaire à un régime totalitaire, et certainement au fascisme pur et dur”, c’était grâce “au travail exceptionnel des médias indépendants et d’une partie du service public, qui nous ont informés sur l’état mental des candidats RN” que nous avons évité le pire. Or, reconnaît-il, “la France est loin d’être tirée d’affaire et partout les médias qui n’ont pas tous viré leur cuti après les résultats du 7 juillet nous expliquent que la victoire du RN ne serait que différée. Ils ne lâcheront rien. Nous non plus”.
À la télé, “une tempête d’insultes et de provocations”
Les grandes chaînes de télé généralistes n’échappent pas toujours, elles non plus, à cette nouvelle loi d’airain médiatique qui pousse à tout hystériser et à caricaturer les élu·es du NFP. Comme l’écrit Christian Salmon dans son prochain livre, L’Empire du discrédit (Les liens qui libèrent, en librairie le 9 octobre), “partout, le trash-talk ravive les passions, mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire. Les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un opposant. […] Plus qu’un simple langage grossier, le trash-talk est le principe de base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés. C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de porter ce rien à l’incandescence”.
Si la majorité des plateaux télé sont devenus le lieu d’un “trou noir”, où tout dialogue est réduit à “une tempête d’insultes et de provocations”, pour “surfer sur le discrédit de tous les modèles d’identification”, il reste heureusement des exceptions, à l’image de quelques émissions (28 minutes sur Arte, des débats sur les chaînes parlementaires) et surtout de C ce soir, C politique et En société sur France 5, qui cherchent à éclairer l’actualité par le biais des idées, en donnant la parole aux intellectuel·les de tous bords pour affronter les grands enjeux du monde contemporain.
Le débat d’idées en voie de disparition
Comme l’écrit Martin Legros, rédacteur en chef de Philosophie magazine, avec lequel le présentateur de C ce soir, Karim Rissouli, s’associe dans une nouvelle collection d’essais sous forme de conversations (le premier porte sur la guerre, Faire la guerre sans l’aimer ?), des discussions passionnantes surgissent du plateau “que l’on aimerait parfois poursuivre tant elles touchent à des questions fondamentales sur le sens de la vie collective, la démocratie, les libertés, les mouvements sociaux ou les grands événements”. Mais des espaces télévisés aussi attentifs à la circulation de la parole et à la mise en perspective de l’actualité restent des exceptions fragiles, et n’affolent jamais vraiment les compteurs de Médiamétrie. S’il résiste dans les interstices des grilles de programmes, le débat d’idées intelligent à la télé, comme le défend Rissouli, n’a pas la même caisse de résonance que les diatribes des pitres de CNews.
Car la campagne a mis en lumière la réalité de la “bollorisation” des médias et ses effets délétères sur le débat public, de plus en plus évidente depuis le rachat du JDD, devenu dépositaire des idées de l’extrême droite. Même si cela coûte, tellement l’expérience est pénible, il faut vraiment voir et entendre ce qu’il s’y dit et s’y écrit (de CNews à C8, du JDD à Europe 1) pour comprendre l’agenda politique de Bolloré qui s’exprime dans ces médias, où dans une absence complète de pluralisme, tout le monde (même d’anciens commentateurs de foot devenus commentateurs de faits divers) défend le logiciel idéologique de l’extrême droite. Au-delà de la vedette impayable Pascal Praud et des bateleur·ses ultra-réactionnaires qui l’entourent, ce sont les journalistes les plus ternes et moins show off peuplant les plateaux du matin au soir qui glacent le sang, tellement ils et elles se font les porte-parole assumé·es du programme du RN avec l’étiquette collée à leur front (national) “éditorialiste ou journaliste politique”.
Bataille lexicale, bataille des imaginaires
“La propagande est à la démocratie ce que la matraque est à la dictature”, estimait l’intellectuel américain Noam Chomsky, cité par la rédaction de Blast dans une vidéo le 13 juillet. Cette propagande déborde les médias que possède Bolloré dans la mesure où ces derniers relaient largement d’autres supports d’extrême droite (Causeur, Livre noir, L’Incorrect, Boulevard Voltaire…). Au service d’une bataille lexicale et d’une bataille des imaginaires, cette bollorisation des médias constitue un combat culturel contre lequel il est de plus en plus difficile de résister, en dépit du travail de la presse indépendante ou des journaux détenus par des propriétaires qui respectent le travail de leur rédaction.
S’ils font souvent très bien leur travail à travers des enquêtes et des analyses, les médias de gauche, aussi multiples que les partis qui la composent, ne peuvent conjurer seuls cette réalité politique documentée depuis vingt ans et que l’historien François Cusset appelle “la droitisation du monde”. L’extrême droite n’a pas forcément gagné la bataille des idées – ce serait absurde de le penser, ne serait-ce qu’au vu de la vitalité de la pensée progressiste dans le monde –, mais elle a gagné la “bataille des écrans, qu’ils soient télévisuels ou ceux des réseaux sociaux”, remarquait la philosophe Cynthia Fleury dans une enquête de Nicolas Truong dans Le Monde, datée du 5 juillet.
Fragilisation du débat public
Pour l’historien des médias Alexis Lévrier, interrogé dans Philonomist, Bolloré reste “un cas unique” dans l’histoire de la presse en France. “Ce n’est pas qu’un chef d’entreprise qui défend ses intérêts. Il a un projet politique et idéologique en propre. Le seul patron avec lequel la comparaison est possible, c’est François Coty.” Soit un industriel du parfum qui a voulu faire gagner l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres en rachetant Le Figaro et Le Gaulois.
Mais aussi grave soit l’extension de l’empire médiatique de Bolloré ouvert à des propagandistes hors pair, ce sont ses effets directs sur l’ensemble du débat public qui sidèrent les observateur·rices lucides. La journaliste de Blast Salomé Saqué nous confie : “Ce ne sont pas les médias de Vincent Bolloré, en soi, qui m’inquiètent le plus, mais bien la manière dont ils ont imposé les thèmes des débats, le champ lexical et la domination des faits divers ou de certaines polémiques dans l’actualité nationale, dans presque tous les médias.” Elle précise : “Ce qui me préoccupe davantage encore, c’est qu’il y ait désormais une porosité très documentée entre les polémiques lancées par les médias de Vincent Bolloré et les médias privés plus traditionnels, voire le service public.”
“Une loi ambitieuse de démocratisation des médias”
Une crainte partagée par Julie Neveux, qui s’émeut de la structuration de la parole publique dans les médias : “Le niveau de diffusion et de circulation d’éléments de langage d’extrême droite, le niveau d’imprégnation de la société civile n’a jamais été aussi élevé en France. Au secours ! Ce qui déporte le débat sur des thèmes devenus obsessionnels comme l’immigration mais le déforme aussi, parce que ces éléments de langage sont bourrés de postulats non fondés et difficiles à déconstruire. En fait, le débat est totalement pipé. La bollorisation des médias a pulvérisé une certaine éthique du débat citoyen, elle a libéré et décomplexé une parole ordinaire faite de violence, de haine et d’ignorance.”
Comme le soulignait l’économiste Thomas Piketty dans une chronique au Monde, le 13 juillet, “c’est bien de dénoncer les médias Bolloré, mais ce serait mieux de s’engager sur une loi ambitieuse de démocratisation des médias et de remise en cause de la toute-puissance actionnariale”. Penser une nouvelle régulation des médias alors que l’Arcom vient de supprimer les autorisations de fréquences TNT de C8 et de NRJ12 : cette nécessité économique s’impose aux yeux de tous·tes celles et ceux qui aspirent à un pluralisme politique préservé. Mais n’est-ce pas la pratique journalistique dans son ensemble que cette séquence politique met en question ?
Tweets et vannes ratées
Selon Salomé Saqué, “les journalistes sont interpellés ; on les accuse d’être éloignés du peuple, du terrain, de ne pas vivre l’insécurité, et en parallèle on voit le vote RN monter et à force, ça prend. Si on regarde Twitter, qui est le réseau social préféré des journalistes, on jurerait que la majorité du pays est devenue d’extrême droite. Là où tout a dégringolé, c’est quand certains médias ont commencé à céder aux sirènes de ces sujets spectaculaires et à l’invitation de ces personnalités souvent extravagantes, et que d’autres se sont mis à les suivre”.
La journaliste de Blast rappelle comment des polémiques sur une blague d’humoriste ou sur un fait divers sordide sont instrumentalisées par des personnalités d’extrême droite sur les réseaux sociaux, blâmant la gauche et forçant tous·tes les journalistes à commenter des tweets ou des vannes ratées, au lieu de parler de vraies questions sociales, économiques, géopolitiques ou écologiques. “C’est bien cela leur immense victoire idéologique ; ils ont réussi à convaincre certains journalistes qu’une grande partie voire une partie majoritaire des Français étaient d’extrême droite, et que leur travail consistait à leur donner la parole.”
Une guerre culturelle artificielle
L’humoriste de France Inter Charline Vanhoenacker estimait dans Le Monde du 12 juillet que “l’extrême droite et CNews mettent en scène de manière artificielle une guerre culturelle”. Et de poursuivre : “Le plus facile est de s’attaquer à nous, à la satire, parce que c’est très simple de prendre une blague travaillée comme du second degré et de la faire passer pour du premier degré. C’est de la paresse intellectuelle. En transformant la vanne de Guillaume Meurice en bandeau télé sur une chaîne d’info en continu, on tronque sa grammaire, on en fait une information mise en exergue. C’est extrêmement malhonnête.”
Que peut alors le journalisme contre son double toxique ? Comment peut-il réagir aux attaques qu’il subit en son cœur, depuis l’endroit où il est censé conjurer les fantasmes et les dérives idéologiques post-fascistes ? Dans un texte paru en juin dernier sur AOC, “L’Inconsciente irresponsabilité du journalisme politique”, Sylvain Bourmeau (ancien directeur adjoint de la rédaction des Inrocks) s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles les journalistes contribuaient activement à la montée en puissance de l’extrême droite. Selon lui, l’agenda politique des actionnaires ou la mauvaise foi assumée des présentateur·rices militant·es vedettes du groupe Bolloré “sont loin d’être tout le problème, et sans doute ne sont-ils pas l’essentiel du problème”.
“Être neutre face à la haine, c’est tolérer la haine”
Identifiant certains biais propres à la pratique journalistique – l’obsession pour la déviance, les opinions transfigurées en faits, des angles pas toujours très droits, la quête insatiable de personnages, la fabrique de la sacro-sainte objectivité… –, l’auteur questionne un ethos professionnel que critiquait,
il y a vingt ans déjà, un certain François Ruffin, alors encore journaliste, dans l’essai Les Petits Soldats du journalisme (Les Arènes, 2003). Julie Neveux reconnaît : “Le journalisme fait face à une sorte d’impasse, de cercle vicieux, il est pris dans une boucle fatale de fact-checking, et je ne vois pas comment il peut s’en sortir. En informant, et même lorsqu’il veut déconstruire, il relaie et diffuse le pire : le grand remplacement, l’immigrationnisme, les deux ‘extrêmes’. En fait, il joue son rôle dans la chaîne de la communication publique, mais est donc condamné à être un vecteur de diffusion de ces idées.”
Réfléchissant à ces enjeux dans sa pratique quotidienne, Salomé Saqué défend un journalisme qui assume son rôle politique et s’éloigne des prétendues neutralités axiologiques : “Le poison, à mes yeux, c’est la prétention à la neutralité. L’idée que se font certains journalistes de leur métier – ‘les faits rien que les faits’, comme s’ils ne s’inscrivaient pas dans un contexte politique, une époque – est devenue la meilleure arme de l’extrême droite, nous dit-elle. Être neutre face à la haine, c’est tolérer la haine, c’est participer d’une certaine manière à ce que cette haine prospère.” Sans avancer naïvement que les médias peuvent être les seuls garde-fous protégeant de cette prospérité toxique, on peut émettre l’hypothèse que jamais l’impératif d’un journalisme d’intérêt public ne s’était posé avec une telle urgence depuis l’après-guerre.
Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/face-a-la-montee-du-rn-le-paysage-mediatique-francais-est-il-devenu-un-champ-de-mines-626179-13-09-2024/
Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-09-13 07:09:27
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.