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Et si le problème de la soumission chimique, c’était les hommes ? Rencontre avec Félix Lemaître



Alors que l’affaire Mazan enflamme les médias et que le visage déterminé de Gisèle Pelicot a imprégné nos rétines, un sujet encore peu abordé mais relativement important s’impose à nous : celui de la soumission chimique. Dans La Nuit des hommes, une enquête édifiante et évolutive, d’abord imaginée comme “une traque de déséquilibrés”, puis devenue par la force des choses “une course poursuite intérieure après [des] souvenirs”, Félix Lemaître plonge dans sa mémoire pour mieux comprendre ce qui cloche chez les hommes.

Comme dans Désirer la violence : Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer, de Chloé Thibaud, l’auteur analyse ainsi les productions et références culturelles qui ont composé son enfance et qui participeraient selon lui à façonner un fantasme de la femme-objet inanimée, intrinsèquement lie à la pratique de la soumission chimique. Entre American Pie, Bob Dylan et slogan végasien (“Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas”), le journaliste charrie un grand nombre de sujets pour déconstruire toute une partie de l’évolution masculine.

Vous décrivez vous-même votre enquête comme une course poursuite intérieure après vos souvenirs. Justement, comment était-ce, d’un point de vue personnel, de comprendre peu à peu que ce fantasme de la femme-objet et inerte était tout autour de vous depuis la plus tendre enfance ?

Félix Lemaître – Ça fait peut-être un peu cliché, mais c’est vrai qu’il y a un petit côté psychothérapie, un effet puissant sur l’inconscient. Ça prend presque la forme d’un thriller intime, dans le sens où certains souvenirs qui me sont revenus m’ont fait vraiment peur. C’était un sentiment très étrange, comme avoir un regard inconnu sur sa propre vie. Ce sont des épisodes de ma vie qui étaient passés un petit peu sous les radars finalement, et qui, avec cette enquête, ont surgi et ont pris une importance beaucoup plus forte. C’est comme ça que j’ai compris beaucoup de choses sur la socialisation masculine et sur pourquoi ces éléments avaient été refoulés.

Vous avez rencontré d’autres difficultés particulières pendant votre enquête ?

Je me souviens surtout de l’épisode où j’essayais de me procurer du GHB pour en expérimenter les effets. J’ai d’abord essayé d’en avoir par des dealers, et il est donc bon de savoir que certains ont une morale et refusent de vendre cette “drogue du violeur” ! Je me suis fait jeter d’une voiture comme ça. Il y a aussi la police, que j’ai essayé de contacter au moment des piqûres sauvages, parce qu’ils étaient apparemment en train de mettre en place une cellule de crise à ce sujet, pour comptabiliser les cas… Mais ils n’ont jamais voulu parler avec moi. J’aurais aimé leur parler de leur formation, où la soumission chimique n’est pas vraiment évoquée, mais c’est une partie de l’enquête qui n’a pas pu voir le jour. J’ai aussi voulu rencontrer des agresseurs via des CRIAVS [Centre ressources pour intervenants auprès d’auteurs de violences sexuelles] et les groupes de parole qu’ils organisent. Mon but, c’était de pouvoir y assister et de rencontrer un des membres. Les docteurs et psychiatres étaient favorables et l’ont proposé aux accusés, mais ceux-ci ont absolument refusé.

En parlant de ces hommes, est-ce que vous avez réussi à établir un profil type ?

C’est quelque chose qui transcende les classes sociales, déjà. C’est majoritairement le fait de personnes insérées socialement, et pas des marginaux. En fait, tout ça, c’est ce qu’on appelle les stratégies d’altérisation. Valérie Rey-Robert le dit très bien : on préfère croire que le violeur, c’est toujours l’autre, le monstre, le marginal, le rôdeur qui traîne dans les ruelles, les clubs, les rave parties… On a aussi la fachosphère qui essaie de nous faire croire que c’est le fait uniquement de personnes racisées. Donc on essaie toujours de reporter sur autrui, et là, notamment avec l’affaire Mazan, on se rend compte que non : ça peut être des pères de famille, des gens de tout métier, même des hommes qui travaillent dans le care. Donc c’est vrai que c’est compliqué de dresser un profil type. On le voit dans le procès, où les experts parlent de Dominique Pelicot comme d’un homme à la personnalité perverse et aux tendances nécrophiles. Je ne pense pas que là, on soit face à un réseau de nécrophiles. C’est peut-être une clé d’explication, ou même le fantasme de Pelicot, mais on parle surtout du fantasme du corps inanimé. Dans la culture du viol et de la domination masculine, c’est la recherche du corps disponible, qui sous-tend en fait que tous les hommes ont intégré ces éléments, mais tous ne vont pas passer à l’acte.

“Il faut le dire : les victimes n’ont pas à être des exemples moraux”

Justement, votre livre est sorti en plein pendant le procès de Dominique Pelicot. J’imagine que vous le suivez, quel regard portez-vous sur son traitement médiatique ?

C’est un procès qui permet justement de montrer la banalité du mal. On a beaucoup utilisé le terme de monsieur Tout-le-monde pour désigner les accusés, et c’est tant mieux. Dans ce genre d’affaires, le traitement médiatique a trop souvent tendance à ressortir la figure du monstre. Ça va cacher les mécanismes de la soumission chimique, qui ont lieu à 42 % dans la sphère privée, selon l’ANSM [Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé] en 2021. Contre toute attente, on en compte seulement 19,5 % dans les lieux de fête. Donc il faut faire attention à ne pas retomber dans ces travers, de recréer une espèce de figure mythologique, une sorte de créature de Dominique Pelicot. À l’inverse, sur la figure de Gisèle Pelicot, on insiste beaucoup sur sa dignité. Et je comprends totalement, elle est extrêmement courageuse. Elle a été obligée de parler de sa vie sexuelle, d’expliquer qu’elle n’était ni libertine ni échangiste, comme c’est souvent le cas dans les affaires de soumission chimique. On demande toujours à la victime de prouver sa bonne moralité. Et quand elle remplit les cases, on la porte à nue. Il faut le dire : les victimes n’ont pas à être des exemples moraux. Même si elle avait été libertine, fêtarde et consommatrice de drogue, les viols seraient tout aussi détestables, méprisables et condamnables.

Il y a aussi la question des médicaments utilisés, qui fait fortement écho à votre livre.

Oui, c’est aussi ce qui est intéressant dans le procès : la mise en cause des médicaments. C’est important de le dire, parce que les médicaments concernent 56 % des cas de soumission chimique. Ici, on parle d’anxiolytiques, mais ça comprend à la fois les opioïdes, les benzodiazépines et les antihistaminiques. On comprend donc que c’est des substances légales qui sont très utilisées et qu’on retrouve dans toutes les armoires des salles de bain de France.

Pour vous plonger dans tous les mécanismes qui tendent à banaliser l’usage de la soumission chimique, vous vous attaquez à plusieurs secteurs culturels, et notamment celui du rock…

Oui, et ça passe principalement par le mythe de la figure de la groupie qui invisibilise beaucoup les agressions et les violences sexuelles et sexistes dans le milieu de la musique. Dans le rock, ce mythe prend très tôt, on croit rapidement à cette figure de la femme qui serait hystérique et fascinée, qui serait presque la prédatrice qui voudrait chasser la star. Avec les Beatles et d’autres, on s’est familiarisé à ce cliché des femmes qui tombaient dans les pommes à la vue de leur idole, et ça nous a induit dans une lecture machiste : les femmes sont des êtres de passion qui perdraient la tête et chasseraient les stars pour les vampiriser et avoir un peu de leur mythe. En revisitant cette histoire, j’ai découvert des affaires dont même la presse spécialisée parle très peu. Je n’avais pas conscience qu’on détournait des jeunes filles de 13, 14, 15 ans, qu’on les emmenait en tournée ou qu’on les mettait dans des appartements et qu’on les traitait un peu comme des femmes, sans oublier de les droguer. Bob Dylan en a été accusé, mais aussi David Bowie, Iggy Pop… Moi-même, j’avais un peu intégré que c’était des génies et qu’ils devaient forcément être courtisés. Et ce mythe, il a encore un impact aujourd’hui : on voit avec Rammstein ou Marilyn Manson que les paroles des victimes sont difficilement entendues. Et le rap a pris la suite avec la figure de la michetonneuse qui voudrait se faire de l’argent sur le dos d’un homme en l’accusant d’agression sexuelle.

“Le GHB n’est pas par essence la drogue du violeur ou du viol, ça n’a pas été créé pour ça. Pas plus que l’alcool ou la MDMA”

Vous démystifiez aussi le rôle du GHB en revenant à ses origines, à une époque où il n’était pas appelé “drogue du violeur”…

Au tout départ, c’est le médecin Henri Laborit qui travaille dessus, parce qu’on lui demande quelque chose pour les nageurs de combat, pour qu’ils puissent rester plus efficaces sous l’eau sans respirer. Finalement, il trouve ce produit, il se rend compte que ça reproduit ce que font les récepteurs GABA [consistant à inhiber l’activité cérébrale] dans le cerveau, et découvre un bon anesthésiant. Ça a été utilisé pendant un petit moment dans les hôpitaux, même sur les femmes enceintes, et ça, ça paraît hallucinant aujourd’hui. On l’a même utilisé pour lutter contre la narcolepsie. Et puis après, les bodybuilders l’ont détourné quand il y a eu pénurie de stéroïdes. Montrer tous ces usages différents du GHB, c’est montrer que le GHB n’est pas par essence la drogue du violeur ou du viol, ça n’a pas été créé pour ça. Il n’est pas plus une drogue du viol ou du violeur que n’importe quel alcool ou la MDMA. Finalement, c’est un traitement médiatique qui s’est focalisé là-dessus.

Vous parlez aussi du concept de vulnérabilité chimique, intrinsèquement lié à l’alcool. Vous pouvez nous en dire plus ?

La vulnérabilité chimique, c’est de profiter de l’état d’altération de la conscience qu’autrui s’est lui-même infligé. Donc c’est une personne qui a trop bu par elle-même, qui a une surdose de drogue qu’elle a prise par elle-même, et d’en profiter ensuite pour l’agresser ou la violer. Et donc là, l’alcool est écrasant en majorité. C’est un débat qu’il faudra avoir culturellement, mais on en est encore loin.

En lisant le livre, on pourrait même en conclure que la substance n’est pas tant le souci que ça, mais que c’est surtout les hommes qui posent problème…

Oui, effectivement, c’est sûr que ce sont les hommes, la culture, la socialisation masculine, et du coup aussi le patriarcat comme système qui sont à condamner. Car aucune substance n’est maléfique en soi, c’est la dose qui fait le poison, et c’est l’usage qui fait le violeur. Je parle aussi beaucoup de la culture du secret entre hommes. Et d’ailleurs, le procès Mazan en est un parfait exemple : trois hommes sur 10 refusaient la proposition de Dominique Pelicot, mais aucun n’a alerté la police.

Pornhub empêche la recherche des mots-clés “sleep” et “sleeping” et affiche un message d’avertissement aux utilisateurs qui s’y risqueraient. Quel regard portez-vous dessus ?

C’est une bonne chose, mais les mots-clés, en réalité, on peut toujours les contourner. Je me rappelle du cas GirlsDoPorn, le site américain où il y avait des vidéos montrant des viols, lesquelles avaient longtemps continué à vivre sur Pornhub en modifiant les hashtags. Lors de mes recherches pour le livre, j’ai halluciné de voir qu’il y a des sites sur le Web – pas le dark Web, le Web normal – où vous pouvez trouver le recensement des meilleures scènes de viol dans le porno et dans le cinéma avec des catégories comme “soumission chimique”. Il y a un petit réseau de plusieurs sites comme ça, qui vivent tranquillement. Donc oui, c’est bien que Pornhub ait fait ça, mais je doute que ça arrive à endiguer quoi que ce soit.

La Nuit des hommes : Une enquête sur la soumission chimique (JC Lattès), 240 p., 20 €.



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Author : Jolan Maffi

Publish date : 2024-09-17 12:49:35

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