George Cukor, roi des comédies américaines des années 1930 à 1960 et oscarisé pour My Fair Lady, est aussi un cinéaste au regard précurseur. Dans Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, la philosophe et romancière Hélène Frappat prend justement le film de Cukor Gaslight (Hantise, en français) comme prisme d’analyse.
George Cukor, un cinéaste visionnaire ?
Hélène Frappat – Je pense que George Cukor est toujours contemporain parce qu’il nous a précédés. On arrive péniblement aujourd’hui à rejoindre Cukor. Le cinéma est un laboratoire à l’avant-garde de la société. Si on prend un film comme Sylvia Scarlett, (1935), tout ce qu’il y a de pensée queer est déjà chez Cukor. Hantise (Gaslight) précède la révolution féministe. À partir d’un film et d’une pièce de théâtre vraiment très ancrés dans la société victorienne, il en fait un outil d’élucidation critique de la violence, à la fois conjugale et politique. Quand il réalise Gaslight en 1944, il a aussi, en tant que juif-hongrois, une prescience de ce que le nazisme détruit.
La parole et son écrasement sont centraux dans son œuvre…
Pour reprendre le beau titre du livre de Manon Garcia, La Conversation des sexes, je dirais que Cukor est vraiment le cinéaste de la conversation. Jusqu’au fight, jusqu’à l’engueulade, c’est le roi de la comédie du remariage. Et Gaslight en est un exemple intéressant, parce que c’est précisément un film sur la norme hétéro-conjugale, qui représente l’écrasement de la conversation. Il n’y a plus de conversation, il y a un monologue. Si on fait un parallèle avec l’actualité brûlante, c’est le mariage de Gisèle Pelicot. On est dans le monologue conjugal. La femme ne parle pas, sa voix est éteinte. C’est ce que Cukor met déjà en œuvre dans Gaslight, littéralement, avec cet effacement d’une femme chanteuse. Son mari n’arrête pas de lui demander si elle a bien pris ses médicaments. Il veut la sédater, au sens large du terme, il veut la cadavériser. Et il y arrive, jusqu’au moment où l’ironie queer de Cukor va être transmise à son héroïne et l’aider à s’en sortir.
Le génie cukorien repose aussi sur son ironie queer
Selon moi, Cukor est aussi en avance par rapport à toutes les discussions qui nous agitent en ce moment autour de “l’auteur dictateur”. Il a su faire un passage de témoin entre lui, metteur en scène de génie, donc absolument dictateur dans sa mise en scène, et l’actrice. Il nous donne des outils d’émancipation. L’un d’entre eux est l’ironie. Cette ironie à la fois juive et queer qui ne croit pas à la notion d’identité, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui la fluidité. Si on pense à son dernier film Riches et Célèbres, qui date de 1981 et retrace le parcours de deux figures d’écrivaines, il échappe complètement au poncif de la rivalité féminine. Cukor a échappé à tous les clichés, ou alors, il a joué avec, se les est réappropriés. Dans ce dernier film testament, qui est un autoportrait extraordinaire à travers le personnage de Jacqueline Bisset, il y a cette phrase géniale où elle cite Proust et dit “l’art est fait pour les juifs et les homosexuels”. Dans My Fair Lady, (1964), le génie cukorien fait encore des merveilles. Il n’a jamais cru qu’il fallait éduquer les femmes. C’est donc très intéressant que toute la question du film soit là. La question de comment l’esprit vient aux femmes, sous la caméra de Cukor, c’est une ironie absolument géniale. Et puis, si on pense aussi à ce qu’il fait de Marilyn Monroe, et ce, jusqu’au dernier film inachevé, Les Derniers Jours (Something’s Got to Give), il anticipe déjà le côté drag et la merchandisation de Marilyn. Ce dont elle-même était d’ailleurs consciente quand elle disait que “toutes les blondes sont fausses”. Le fait qu’elle soit duplicable, c’est le côté Warhol de Marilyn. Cukor est le seul à avoir fait ça, avec Hawks dans Les hommes préfèrent les blondes, Jane Russell va mettre une perruque blonde pour l’imiter. Il dissocie l’actrice du mythe et en révèle ainsi le génie.
La rétrospective George Cukor a lieu jusqu’au 7 octobre à la Cinémathèque française.
Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes Hélène Frappat aux éditions de l’Observatoire, collection La Relève
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Author : Manon Durand
Publish date : 2024-09-18 10:46:19
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