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Vies brisées et décès précoces : comment la solitude est devenue une urgence sanitaire

Solitude Covid




Demandez à Patrick Bernard, 64 ans, sa recette pour vaincre la solitude, et il vous répondra : “Il faut faire de l’ingénierie sociale”. La vérité, c’est qu’au début, la feuille de route de cet ancien journaliste devenu une icône du combat contre l’isolement, ressemblait plutôt au plan de travail d’un artiste plasticien qu’à un manuel industriel : “Je n’avais aucun plan, j’ai appris en faisant”, avoue-t-il innocemment.Un soir, attristé par la rudesse des rapports de voisinage à Paris, il réunit des compagnons de palier et les convainc de l’importance de resserrer les liens dans son quartier. Le petit groupe monte une association qu’ils nomment “La République des Hypervoisins”. Puis ils fomentent un banquet, en pleine rue. Un franc succès : “Il a suffi d’une impulsion aussi bête qu’un repas partagé, pour que tout le monde se parle à nouveau”, se réjouit-il.Des dizaines de projets collectifs, de l’apéro au bricolage en passant par le tri des déchets, sont nés de l’évènement, organisé en 2017 et annualisée depuis. Mille convives viennent à chaque édition. Les journaux français ont parlé de lui, même le New York Times lui a rendu visite. L’initiative a été copiée aux Etats-Unis, en Italie, en Espagne. Intrigués, la mairie de Paris, l’OCDE, et même l’Elysée ont fini par le convoquer, pour connaître son secret.La grande prise de conscienceRendue particulièrement prégnante par la crise sanitaire, la question de la solitude intéresse désormais de plus en plus les décideurs. Longtemps oubliée, reléguée à un problème individuel, à des états d’âme ou aux marges de la société, la problématique s’est brusquement imposée à tout un chacun durant cette période, où chaque rencontre fût soupesée, négociée, contrôlée, pour ne pas propager le virus.Depuis, de nombreux pays ont décidé de se doter d’un plan national de lutte contre la solitude. L’Angleterre, le Danemark, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande, les Etats-Unis et le Japon ont déjà franchi le pas, signe d’une progressive prise de conscience du besoin d’agir. Fin 2023, la Commission européenne a fait du sujet une de ses priorités, et a entamé des discussions pour coordonner les réponses politiques à apporter. Au même moment, l’OMS se dotait d’une commission sur les “connexions sociales”.Pour le moment, la France n’a pas suivi. Elle n’est pourtant pas épargnée, bien au contraire : d’après les rapports de la Fondation de France, plus de 11 millions de personnes se sentent régulièrement seules dans l’Hexagone. Et ce, en dehors de toute mesure de distanciation sociale, alors même qu’il n’a jamais été aussi facile de prendre des nouvelles de ses proches grâce aux nouvelles technologies.”Si on ne fait rien, les gens explosent”Sans personne à qui parler, une partie d’entre elles finissent par appeler le 09 72 39 40 50, la ligne téléphonique de SOS Amitié. En 2023, le service d’écoute, gratuit et anonyme, a reçu plus de 3,5 millions d’appels, un record. “On ne peut plus faire comme si le sujet n’existait pas”, fustige Bernard Sins, responsable de la section Isère, en poste quatre heures par semaine. Dès qu’il décroche, les confidences fusent : “C’est comme si, à l’autre bout du fil, les gens étaient pris en étau. Si on ne fait rien, ils explosent.”Bon nombre d’aidants voudraient que la France se dote d’un “ministère de la Solitude” comme au Japon, ou au Royaume-Uni fut un temps. L’idée ne figure dans le programme d’aucun parti, pour le moment. Mais, portée par une sénatrice PS, Audrey Bélim, elle s’est tout de même frayé un chemin jusqu’aux très officielles questions au gouvernement, début 2024. “La France ne semble pas avoir pris la mesure de ce fléau contemporain”, dénonce ainsi l’élue.Certes, la France dispose d’un “comité stratégique” sur la solitude, mais celui-ci, créé en 2021, ne se concentre que sur les personnes âgées. Or, comme le souligne Audrey Bélim, tout le monde peut un jour souffrir d’un manque de relations sociales. Dans les sondages, les jeunes adultes sont les plus représentés, accompagnés des personnes issues des minorités ou de l’immigration. Et, autre paradoxe, comme ce sentiment ne dépend pas que de l’isolement géographique, aucune différence n’est perceptible entre ruraux et urbains.Aussi nocif que la cigaretteA l’étranger, un élément a joué le rôle d’accélérateur : depuis quelques années, la solitude n’est plus perçue par les scientifiques comme un simple problème individuel, mais comme un véritable enjeu de santé publique. Une petite révolution notamment portée par les travaux de Julianne Holt-Lunstad. La psychologue américaine est l’une des premières à avoir démontré qu’en plus de saper le moral jusqu’à pousser au suicide, la solitude est aussi associée au développement de pathologies physiques, comme le diabète ou les maladies cardiovasculaires.Difficile de trouver un plan national qui ne s’appuie pas sur son étude phare, une méta-analyse publiée en 2015 dans Perspectives on Psychological Science. La solitude a un effet “comparable au fait de fumer, jusqu’à 15 cigarettes par jour”, est-il écrit. Depuis sa parution, les travaux en ce sens n’ont fait que s’accumuler : “La solitude chronique augmente de 29 % le risque de développer des maladies cardiaques, de 32 % celui de subir un AVC”, listait fin 2023, la revue eClinicalMedecine. Le sentiment expose ainsi à une “surmortalité” moyenne de 32 %, conclut une étude publiée la même année dans Nature Human Behaviour.Pour pouvoir interpréter ces données et émettre des recommandations, l’OMS a lancé la production d’un rapport de synthèse. Un “index mondial de la solitude” est également dans les tuyaux, sur le modèle de l’indice de développement humain. Mais le Dr Christopher Mikton, à qui la rédaction a été confiée, l’avoue bien volontiers : ces six derniers mois il a passé ses journées à faire et défaire le document. Car, et c’est le lot de toute discipline balbutiante, les résultats sont souvent contradictoires. “On ne sait en réalité que peu de choses sur la solitude, si ce n’est qu’elle est très nocive”, résume le scientifique.”Une usure prématurée de l’organisme”Un exemple. Pour expliquer l’effet de la solitude sur la santé physique, de nombreux chercheurs ont pointé du doigt les mécanismes physiologiques qui se passent dans le corps lorsqu’on se sent seul. “Le stress généré augmente les niveaux d’inflammation, dérégule les sécrétions hormonales et le système immunitaire. Ce qui semble à même d’user prématurément l’organisme”, déroule Christopher Mikton. Des études ont aussi montré que la solitude pouvait par exemple avoir un impact sur les facultés cognitives. Comme si, à force d’être laissé à l’abandon, le cerveau s’engourdissait.L’idée d’un corps flétri, asséché par le manque de relations sociales a marqué les décideurs.Le Surgeon general, l’équivalent américain du directeur général de la santé, en a d’ailleurs fait son argument numéro 1 pour défendre un plan d’action présenté en 2023. Pourtant, certains experts se demandent si les dégâts sur la santé ne pourraient pas, avant tout, être causés par des facteurs connexes, plutôt que par la solitude elle-même : les personnes seules s’alcoolisent ou mangent pour compenser, et oublient plus souvent leurs médicaments, par exemple. Plusieurs études défendent cette thèse, dont la dernière en date a été publiée dans Nature Human Behaviour, le 16 septembre.Loin de remettre en question l’importance de s’attaquer à la solitude, la controverse illustre la difficulté d’y répondre. “Dans ce cas, faut-il cibler directement la solitude ou continuer à s’attaquer à l’alcoolisme et à la malbouffe ? Faut-il’intégrer’la thématique aux réflexions générales de santé publique, ou est-ce plutôt une compétence locale, liée à la vie de quartier, de l’ordre de la municipalité ?”, égrène Nina Goldman, chercheuse à l’Imperial College de Londres, et autrice de plusieurs revues de littérature sur les différentes politiques publiques en vigueur.De nombreux mystèresAutre difficulté, la solitude n’est que rarement comptabilisée dans les registres sanitaires. Les chiffres disponibles sont souvent issus de sondages. Soucieuse de son image, Meta, la maison mère de Facebook en est d’ailleurs le principal pourvoyeur. Reste que ses données ne sont que peu exploitables scientifiquement : “On ne peut pas juste demander aux gens s’ils se sentent seuls. La réponse est très influençable, en fonction du stade de vie, des expériences récentes et du milieu culturel des répondants”, analyse Hans Rocha IJzerman, chercheur à Oxford, et fondateur du Annecy Behavioral Science Lab.De fait, les statistiques ne remontent jamais plus loin que sur quelques dizaines d’années. Impossible donc de dire si le “mode de vie moderne”, “l’individualisme” qui pousserait à divorcer et à vivre seul, ou encore la disparition des corps intermédiaires, ont pu accentuer le sentiment de solitude dans les pays occidentaux, une thèse courante sur le sujet. Quant aux réseaux sociaux, ils entretiennent un rôle ambigu. S’ils se substituent à un verre entre amis, ils isolent. Mais ils peuvent aussi éviter de sombrer.SOS Amitié l’a bien compris : l’association dispose de son tchat virtuel depuis 2005. Une fois sur deux, les internautes demandent : “Vous êtes un robot ?”. La question offusque Catherine Krebs, porte-parole et bénévole elle aussi : “Pas question de laisser l’échange aux mains d’une machine”. Mais d’autres n’ont pas cette prudence : de plus en plus d’entreprises proposent des “intelligences artificielles relationnelles”, capables de copier les interactions humaines. Character AI, le leader du marché, a été valorisé à 1 milliard de dollars en 2023. Demain, tous amis avec des IA ? “Cela peut être une solution d’urgence, mais nourrir des relations de qualité, fortes, est primordial pour la santé”, estime le Dr Hamish Foster, chercheur à l’université de Glasgow.Rééducation relationnelleAvec la prise de conscience internationale, de nouveaux fonds ont été alloués aux projets visant à trouver des moyens efficaces de faciliter les relations sociales. C’est l’ambition de Recetas, un consortium international dirigé par Jill Litt, directrice de recherche à l’Institut de santé globale de Barcelone. Ces scientifiques ont reçu 5 millions d’eurosde l’Union européenne juste après les confinements. Depuis, ils organisent des activités dans la nature, du jardinage ou des balades dans les calanques pour comprendre comment les liens se forment entre les participants et développer de quoi aider ceux qui n’arrivent pas à sortir de la solitude.L’équation paraît simple : les personnes qui souffrent de la solitude doivent nouer des liens, au risque de péricliter. Mais il ne suffit pas de s’y mettre pour y arriver. “C’est comme dire à une personne obèse de se remettre au sport. Ces dernières manquent d’activité physique mais ne peuvent pas en faire précisément à cause de leur masse. Les personnes restées trop longtemps seules plongent à terme dans un état qui les rend incapable de tisser des relations”, souligne Daniel Maitland, chercheur en psychologie clinique à l’université du Missouri.Dans son laboratoire à Kansas City, le spécialiste reproduit des situations de socialisation, puis enregistre la réponse cérébrale de ses patients. “Lorsqu’il faut dépasser les simples formalités d’usage et entrer véritablement dans l’intimité, un stress intense se déclenche chez les personnes seules, comme si elles étaient au travail, et que l’alarme incendie venait de se déclencher”, illustre le chercheur, citant les travaux de John Cacioppo, un des premiers neuroscientifiques à avoir montré que le phénomène affectait profondément le cerveau.Briser le cercle vicieuxC’est là le piège de la solitude : elle s’auto-entretient. Plus une personne est seule, plus elle va ressentir du stress lors de ses interactions, ce qui augmente les chances qu’elles se passent mal et qu’elle soit à nouveau perturbée. A terme, ces scientifiques espèrent toutefois développer des “prescriptions sociales”, des sortes de protocoles de “rééducation” à la sociabilisation, pour savoir ce qu’il faut privilégier et éviter, un peu comme lorsqu’on se remet au sport, ou lorsqu’on essaye de se débarrasser d’une dépression.Un élément clef semble émerger : “Du personnel bien formé peut, dans le cadre d’une activité collective, générer l’impulsion nécessaire à ce que les gens se rencontrent vraiment”, souligne Stéphanie Gentile, professeur de Santé publique à Aix-Marseille. Au Royaume-Uni, un nouveau métier est né en marge des réformes sur la solitude : link workers, littéralement “travailleurs du lien”. Des assistants sociaux qui vont au-delà du simple aiguillage administratif et accompagnent les personnes dans le choix et l’organisation de leurs activités sociales.En attendant que la science formalise ses réponses, Patrick Bernard, le trublion parisien, a soumis une idée à la mairie de Paris : embaucher des gens comme lui – un cheptel d’au moins 150 “super-amis” pour animer les quartiers de la capitale, faciliter les échanges, proposer des activités, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de bancs, de parcs, pour pouvoir se rencontrer. Tous seraient formés dans une école créée pour l’occasion. L’ex-journaliste a chiffré le coût : 25 millions d’euros par an. Il promet que ce sera rentable : “On va économiser sur les dépenses de santé”.Aux journalistes, il raconte souvent le cas de Christine, 90 ans, “raide comme la justice”. Elle critiquait tout ce qu’il faisait ; il l’a traînée de projets en projets. Un matin, elle retrouve le sourire. Un autre, elle écrit au groupe WhatsApp du voisinage : “Il est 8 heures du matin, un petit vent me caresse. A mon âge, il n’y a plus que ça qui me caresse”. Tout le quartier a rigolé. Patrick Bernard, en bon “ingénieur social”, y voit une leçon : “Si elle s’est resociabilisée, c’est bien la preuve qu’il y a des choses à faire, non ?”



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2024-09-22 07:00:00

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