Si la philosophie espagnole contemporaine s’incarne avant tout en France avec la figure de Paul B. Preciado, un autre nom s’impose de plus en plus comme la figure montante de la pensée outre-Pyrénées : Marina Garcés, qui vit à Barcelone et enseigne à l’Université ouverte de Catalogne.
Après un essai remarqué en 2020, Nouvelles lumières radicales (La Lenteur), elle publie aujourd’hui une réflexion appuyée sur la question de l’éducation, À l’école des apprenants (Éditions de l’atelier). Moins pour proposer un énième traité éducatif que pour penser la voie d’une émancipation collective, dont l’éducation forme le socle, “comme poétique et comme politique de l’existence”.
Partant d’un constat amer, selon lequel nous n’apprenons pas grand-chose de ce que nous traversons (les leçons de la crise financière de 2008 ou du confinement n’ont par exemple pas été tirées, souligne-t-elle), la philosophe cherche à saisir au fond “ce que cela voudrait dire apprendre quelque chose” : “Les êtres humains, que nous sommes, doivent tout apprendre et nous n’apprenons rien. Voilà la tragédie de l’éducation, moins en tant que système institutionnel d’instruction, qu’en tant que condition nécessaire pour réussir à devenir ce que nous sommes.”
“Éduquer, c’est apprendre à vivre ensemble”
À quoi bon éduquer alors ? Selon elle, l’éducation ne peut se résoudre à coups d’innovations ou de méthodologies toujours plus sophistiquées. “Que voulons-nous savoir ? De qui et avec qui pouvons-nous apprendre l’essentiel pour vivre mieux ? Quelles habitudes, valeurs et formes de vie voulons-nous transmettre ? À qui ? Et pourquoi ? Pourquoi sommes-nous capables à la fois de savoir tellement de choses et de rester dans l’ignorance de ce dont nous avons le plus besoin ?”, se demande-t-elle.
Soulever ces questions autour de l’art d’éduquer “revient à se demander comment nous souhaitons vivre”. Si l’éducation est l’activité la plus ancienne de l’humanité, c’est bien parce que nous, les humain·es, nous sommes des êtres qui ne savons pas vivre ensemble. Or, “éduquer, c’est apprendre à vivre ensemble, et apprendre, ensemble, à vivre ; toujours et encore”, affirme avec force Marina Garcès.
La langue limpide de Marina Garcés
Évoquant le travail de pédagogie de l’accueil défendu dans les années 1960-1970 par Fernand Deligny, l’autrice s’accroche à la vertu du verbe “permettre” : “Permettre n’est pas donner la permission”, mais plutôt de permettre aux sujets apprenants d’avoir la sensation “qu’ils y sont pour quelque chose dans ce qui se passe”. Joue avec moi, pense avec moi, dessine avec moi… : c’est le geste minimal, essentiel, élémentaire, de l’éducation.
“C’est l’expression d’un engagement qui redéfinit le temps et l’espace du vécu autour de la possibilité de son partage et de sa transformation (…) Le geste minimal autour duquel s’organise un système en apparence très compliqué comme celui de l’école. Le geste minimal qui rend une vie possible“, écrit Marina Garcès.
D’une langue limpide, Marina Garcés ne cherche pas ici à dessiner une nouvelle Arcadie pédagogique, dont les spécialistes de l’éducation se font souvent les porte-voix. Elle suggère simplement de modifier l’expérience de l’apprentissage et de son régime d’attentes actuelles, pour “rendre égaux les inégaux par une alliance qui transforme l’éducation en art de réunir les existences d’âges, trajectoires et conditions différentes, dans une action les rendant égales sans les assimiler ou les standardiser”. Apprendre les un·es avec les autres et les un·es des autres à partir de la conscience de ce que nous savons et de ce que nous ne savons pas : un vrai programme éducatif pour le monde de demain.
Marina Garcés, À l’école des apprenants, traduit du catalan par Toni Ramoneda, Éditions de l’atelier, 220 p., 19 €.
“Que faut-il apprendre pour penser le monde de demain ?”, rencontre avec Marina Garcès à l’Académie du climat, Paris, 26 septembre à 19 h.
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Author : Jean-Marie Durand
Publish date : 2024-09-23 15:14:05
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