On aurait tort de prendre à la lettre le titre du solo show de Christian Falsnaes au Bicolore, MOI. Car derrière le vernis narcissique d’une performance en apparence égotiste, l’artiste danois vise en réalité à questionner le “nous”. C’est moins un “individu” isolé qu’un collectif l’absorbant qui se dévoile ici. Issue d’une performance participative impliquant une centaine de visiteur·ses le soir du vernissage au Bicolore, la vidéo qui constitue l’œuvre centrale de l’exposition (où d’anciennes vidéos de performance sont aussi projetées) condense le travail de cet artiste danois, installé à Zurich, dont l’obsession tient dans un mot : identité (individuelle et collective). Quelle relation se crée entre l’individu et le groupe ? Comment le “je” se manifeste-t-il dans la confrontation aux autres ? L’enfer, est-ce bien les autres ? Ou est-ce un moi fondu et effacé dans la masse ?
Cohérent dans son questionnement, plastique dans l’évolution formelle de ses dispositifs participatifs, Christian Falsnaes ne cesse depuis des années de faire du public un vrai matériau de son œuvre, l’objet autant que le sujet d’une réflexion sur lui-même et la communauté des vivant·es. La performance s’est naturellement imposée comme le cadre formel ajusté à ce qui l’anime. Se tenant d’abord devant un public, il a pu mesurer assez vite que l’expérience de ce face-à-face le transformait, jusqu’à éprouver un vrai trouble identitaire. “En commençant à expérimenter la participation, nous confie-t-il, j’ai réalisé que mon identité d’artiste se construisait en relation avec le groupe. Que nous formons une communauté, où chacun de nous joue un rôle spécifique.” Il ajoute : “Je voulais partager ces expériences avec le public et leur donner la même opportunité d’introspection que moi. Alors, plutôt que de me contenter de jouer pour eux, j’ai voulu partager l’expérience du spectacle lui-même.”
Pour éclairer son obsession de jouer avec son public, invité au Bicolore à créer deux grands collages de tissus, et de mettre en place des “situations” inconfortables, propices à l’avènement de surprise, de malaise ou de révélation, l’artiste dit aimer explorer “la dynamique de groupe, le pouvoir de l’autorité, de la séduction et du sens du spectacle, mais aussi de la connexion humaine et de la communauté”. “Comment un groupe d’étrangers réagit-il et se comporte-t-il lorsqu’il se trouve confronté à une situation inhabituelle ?”, se demande-t-il.
LOOK AT ME, Video still, 2020, Christian Falsnaes.
Illustrant à sa manière – sensible et ludique – la théorie du sociologue américain Erving Goffman, qui décrivait à la fin des années 1950 dans La Mise en scène de la vie quotidienne le monde social comme un grand théâtre où chacun·e joue un rôle en fonction d’un contexte donné, Christian Falsnaes joue avec ces jeux de rôles qui s’impose à nous en tout état de cause. “Nous savons tous que nous participons à une situation mise en scène, à une performance, mais les émotions qui en émergent et les relations qui se nouent sont réelles”, précise-t-il.
Son goût pour la performance vient de loin : “Une grande inspiration pour moi a toujours été la tradition du spectacle féministe des années 1960 et 1970”, reconnaît-il. “Des artistes comme Carolee Schneemann et Valie Export, et l’idée d’utiliser soi-même, son corps, son identité et son rôle social, comme matériau artistique. Cela m’a inspiré à m’utiliser dans mon travail et à réfléchir sur mon rôle, en tant qu’artiste, en tant que citoyen, et en tant qu’homme. Plus tard, lorsque j’ai commencé à réaliser des performances plus participatives, je me suis penché sur le rôle du public en tant que cocréateur et participant actif. Ici, j’ai été particulièrement influencé par Franz Erhard Walther, Lygia Clark, Graciela Carnevale et Christoph Schlingensief.” En commençant à étudier l’art participatif et les pratiques sociales, il remarqua “qu’autoriser la participation briserait d’une manière ou d’une autre les hiérarchies et permettrait une forme d’art plus démocratique”. Tout en reconnaissant qu’il faut “une position de pouvoir pour pouvoir impliquer d’autres personnes dans son art” : “L’autorité est nécessaire. C’est pour cela que j’ai autant travaillé sur le pouvoir de l’artiste, parce que je sentais qu’il y avait un angle mort.”
Écoutant la façon qu’il a de théoriser son art, on devine que Christian Falsnaes s’est nourri d’une formation philosophique, en plus d’un parcours en école d’art (il est diplômé de l’Académie des beaux-arts de Vienne, en 2011). Mais, “plus que de fournir des références”, la philosophie l’a aidé à “structurer sa pensée” : “Lorsque j’étudiais la philosophie, j’étais particulièrement intéressé par la logique et l’étude de la pensée rationnelle elle-même. Ma première exposition personnelle s’intitulait Rational Animal, et je pense que mon travail s’est toujours déroulé dans la dichotomie entre rationalité, logique et analyse d’un côté, et expression, corps et désir de l’autre. Cette dichotomie est également au cœur de la façon dont mes performances sont structurées. J’ai un plan méticuleux, et j’écris des scripts détaillés, mais mes plans sont bouleversés par la folie imprévisible de la participation du public. Je trouve une inspiration artistique continue dans cette exacte ambivalence.” Entre image et performance, entre pensée conceptuelle et expérience sensible, entre un moi et un nous, entre une scène et un écran vidéo, Christian Falsnaes invente un théâtre d’ombres dans lequel la vérité d’un monde se révèle ; par le jeu, sans lequel aucune identité ne saurait exister.
MOI Christian Falsnaes, au Bicolore – Maison du Danemark (Paris), jusqu’au 3 novembre. Entrée libre et gratuite.
Source link : https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/me-myself-and-us-629172-23-09-2024/
Author : Contenu Partenaire
Publish date : 2024-09-23 09:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.