“Posez-moi toutes les questions que vous voulez, on a le temps”, insiste Francis Ford Coppola à chaque fois que son assistante tente de mettre un terme à l’entretien qu’il nous a accordé, chez lui à San Francisco, à la toute fin du mois de juillet. Du temps, sa grande obsession, il faut dire qu’il a toujours fait ce que bon lui semblait. Quarante-cinq minutes avaient été prévues, c’est finalement le double qu’il nous offre, manifestement heureux de se livrer, allant jusqu’à demander, la voix pleine de malice, “une dernière question difficile”.
Ce n’est en réalité pas exactement “chez lui” qu’il nous a donné rendez-vous, mais c’est tout comme : dans le Sentinel Building, un emblématique immeuble triangulaire à la façade verte, construit en 1907 dans le style du célèbre Flatiron Building à New York. C’est dans cette bâtisse rachetée en 1972, l’année où il réalisait Le Parrain, que Coppola a longtemps basé les bureaux de sa société de production, American Zoetrope, fondée trois ans plus tôt.
Mais de bureaux, il n’y en a désormais plus au 916 Kearny Street. “J’ai quelques petites inquiétudes financières, et cet immeuble ne rapporte pas assez pour couvrir ses frais, nous confie-t-il en arrivant, alors j’en fais un hôtel de luxe” – de la marque The Family Coppola Hideaways (“refuges” en anglais), qui comporte également des adresses au Belize, en Italie, en Argentine et aux États-Unis. Seul le très chic Cafe Zoetrope, au rez-de-chaussée, demeure intact, avec ses affiches de films (dont Les Vacances de monsieur Hulot de son idole Jacques Tati) et sa galerie de photos (dont celle, mythique, aux côtés des movie brats George Lucas, Brian De Palma, Martin Scorsese et Steven Spielberg, en 1994).
Au-dessus, dans les six étages, les travaux font rage, mais Coppola n’a pas touché à son bureau, dans le penthouse, où il travaille à ses futurs projets et où il conserve certains de ses souvenirs les plus précieux – dont les clichés originaux de La Jetée de Chris Marker, qu’il nous dévoile avec fierté. On est donc bien ici, d’une certaine manière, “chez lui”.
“Je suis émotionnellement dévasté, mais le philosophe latin Marc Aurèle m’a aidé à supporter la mort d’Eleanor.”
“Ma perception du foyer a changé, surtout après avoir perdu ma femme Eleanor [le 12 avril 2024], avec qui j’ai été marié pendant soixante-deux ans, vous savez… Alors, aujourd’hui, je me sens chez moi là où se trouvent mes enfants – que ce soit à San Francisco, à Los Angeles, à New York ou à Paris”, commence Coppola, en s’asseyant face à nous dans la chambre d’hôtel flambant neuve qu’il a lui-même designée dans un style cabine de paquebot Art déco. Il porte un pantalon chino vert et une chemisette à carreaux orange, jaunes, verts et violets.
Il se rappelle nous avoir déjà croisés ; c’était il y a treize ans, à Paris, pour la promotion de son film précédent, Twixt. “Eh bien depuis, j’ai perdu du poids, comme vous le voyez ! C’était obligatoire pour rester en vie. Aujourd’hui, j’ai 85 ans et je suis en pleine forme, lance-t-il, avant d’être immédiatement rattrapé par la mélancolie. Je suis émotionnellement dévasté, mais le philosophe latin Marc Aurèle m’a aidé à supporter la mort d’Eleanor. Il explique que lorsque vous perdez un être aimé, vous devriez l’honorer en essayant d’adopter certains de ses traits de personnalité. Ma femme était très gentille, prévenante et calme, alors j’essaie d’être davantage comme ça. J’appelle plus les gens, je leur demande comment ils vont, comme elle en avait l’habitude. Et ainsi, je la garde dans ma vie.”
“Mais vous n’êtes pas là pour écouter un vieil homme se lamenter, n’est-ce pas ?”, se reprend-il, s’avouant “très heureux et très fier” d’avoir réussi à faire Megalopolis. Conscient qu’il s’apprête à mener une “âpre lutte” pour le montrer à un maximum de spectateur·rices, il se dit serein, sachant que, au pire, “il sera redécouvert au fil du temps, comme beaucoup de grandes œuvres”. En toute logique, il compare d’abord son film à Apocalypse Now, fraîchement accueilli par la critique cannoise en 1979 avant de remporter la Palme d’or (ex-aequo) et de devenir le classique que l’on sait.
Puis, en toute modestie, il évoque Carmen de Bizet (mort jeune, peu après la première “désastreuse” de son opéra “révolutionnaire”) et la tour Eiffel (“initialement haïe, aujourd’hui iconique”) – deux œuvres françaises de la fin XIXe siècle qui lui ressemblent bien, lui le romantique échevelé autant qu’ingénieur visionnaire. Un peu plus proche de nous et toujours français, il cite également Playtime de Jacques Tati : le seul cinéaste – avant lui – “qui a dépensé tout son argent et qui a fini sa vie dans la pauvreté à la suite de l’échec de son film, maintenant vu comme un chef-d’œuvre”. Et, en effet, la comparaison tient, en espérant toutefois que la fin soit différente.
“Megalopolis”, un scénario ébauché en 1983
Megalopolis a coûté 120 millions de dollars, intégralement autofinancés puisque aucun studio n’a voulu s’y aventurer. Et si les cinéastes mettant leur fortune au service de leur art sont légion, personne, à notre connaissance, ne l’a fait à une telle échelle, celle d’un blockbuster. Il était hors de question pour Coppola de faire des compromis pour ce qui s’apparente au film d’une vie, même s’il récuse le terme de “projet passion”, car il se dit “incapable de travailler sans passion, quel que soit le projet”.
Certes, mais sans mettre en doute une seule seconde son intégrité, il est évident que Megalopolis ne joue pas dans la même catégorie que Cotton Club (1984), Jack (1996) ou L’Idéaliste (1997). Ébauché en 1983, le scénario traverse quatre décennies “sous des centaines de versions”, à en croire son auteur, qui tente une première fois de lui donner forme en 2001. Coppola tourne alors des essais à New York, avec les nouvelles caméras numériques HD qui commencent à arriver sur le marché. Mais le 11 Septembre survient et rend caduques, pour un temps, la plupart des projets sis à New York.
F. F. C. remet son script au fond du tiroir, dans l’attente de jours meilleurs, et consacre les vingt années suivantes à peaufiner des director’s cuts (Apocalypse Now, Outsiders, Cotton Club, Le Parrain 3…), à produire des films pour d’autres (notamment sa fille Sofia, son fils Roman, sa petite-fille Gia, sa femme Eleanor…) ou pour lui-même, pourvu qu’ils coûtent moins de 5 millions de dollars (L’Homme sans âge en 2007, Tetro en 2009, Twixt en 2011)… Sans oublier son autre “projet passion”, qui n’a rien à voir avec le cinéma : le vin. Car, depuis 1975, Coppola possède un vignoble dans la Napa Valley (au nord de la Californie), dont il va faire au fil du temps l’une des principales marques américaines, présente dans tous les supermarchés du pays.
Il n’abandonne cependant jamais son rêve : en avril 2019, la veille de son anniversaire, alléluia !, il annonce la mise en chantier de Megalopolis. En 2021, il cède une grande partie de ses vignobles au groupe Delicato Family, pour une somme restée confidentielle, mais estimée à plusieurs centaines de millions de dollars. De quoi financer son film sans avoir à rendre de comptes à quiconque, et le tourner en Géorgie – l’État qui offre de 20 à 30 % de réductions fiscales et où sont tournés la plupart des blockbusters américains –, de novembre 2022 à mars 2023.
“Faire de l’art sans risque, c’est comme faire des bébés sans sexe : c’est possible, mais c’est triste, non ?”
Le risque est grand, Coppola en est conscient. “J’ai déjà perdu des paris auparavant et ça m’a coûté cher”, explique-t-il, faisant référence à la faillite de ses ambitieux studios Zoetrope à Los Angeles au début des années 1980, après l’échec de Coup de cœur en 1982 et les films de commande qu’il a dû accepter par la suite pour rembourser ses dettes. En somme, lorsqu’il a voulu renverser le studio system et a été condamné par les dieux à escalader la colline d’Hollywood en poussant son rocher, tel Sisyphe.
“Mais l’argent que j’ai gagné depuis, je ne l’emporterai pas dans ma tombe ; mes enfants sont en sécurité, et j’ai encore de belles années devant moi. Que pourrais-je faire de mieux que Megalopolis, franchement ?, poursuit-il. Oui, je risque de perdre, mais faire de l’art sans risque, c’est comme faire des bébés sans sexe : c’est possible, mais c’est triste, non ? Comme le dit César Catilina/Adam Driver dans mon film : la seule aventure qui vaille, c’est de se lancer dans le vide !” Se lancer dans le vide ou pousser son rocher, l’important est de recommencer.
Même si Coppola est prêt à perdre de l’argent, son objectif reste tout de même d’en gagner. À défaut d’avoir trouvé un partenaire financier avant le tournage, il a donc essayé d’en convaincre quelques-uns après la finition du film. Fin mars, il a ainsi organisé une projection à Los Angeles pour tous les patrons de studios dans l’espoir que l’un d’eux, au moins, tombe sous le charme et accepte de distribuer Megalopolis à grande échelle, condition sine qua non pour rentrer dans ses frais…
Las, tous se sont défilés. Entendu, a-t-il répondu, j’irai à Cannes, et vous verrez de quel bois je me chauffe. Mais le coup de poker d’Apocalypse Now – palmé en 1979, avec un coup de pouce du directeur du festival d’alors, Robert Favre Le Bret, puis sorti triomphalement par United Artist à l’automne – ne s’est pas reproduit. “Megalopolis a certes reçu des critiques mitigées, admet Coppola, mais j’ai senti que l’engagement du public était profond, notamment celui des jeunes spectateurs, que j’ai sentis les plus enthousiastes.” Bon perdant, il se dit heureux pour Sean Baker (Palme d’or pour Anora), dont il “adore le travail depuis Tangerine”. Et il suffisait de voir l’octogénaire tout sourire sur la scène du Grand Théâtre Lumière, pour remettre une Palme d’or d’honneur à son vieux camarade George Lucas, pour comprendre qu’il ne bluffe pas quand il dit que ce fut pour lui “une expérience extraordinaire”.
Inquiétudes et polémiques
Quelques semaines après la fin du festival, c’est finalement le mini-studio Lionsgate – moins connu pour ses films d’auteur que pour ses franchises pop-corn comme Twilight, Hunger Games, John Wick ou Saw – qui s’est porté acquéreur. Mais à la condition, quelque peu vexatoire, que le cinéaste finance la campagne promotionnelle sur ses propres deniers, ce qui représenterait selon la presse spécialisée américaine un investissement de 15 à 20 millions de dollars supplémentaires. On comprend dès lors qu’il ait “quelques petites inquiétudes financières”, et pas seulement financières pour tout dire.
Les ennuis se sont en effet accumulés au cours de l’été, dès le lendemain de notre entretien, ne nous permettant pas de lui demander ce qu’il en pensait. C’est d’abord, fin juillet, la gazette d’Hollywood Variety qui a accusé le cinéaste d’avoir tenté d’embrasser dans le cou des figurantes lors d’une scène de fête. Une semaine plus tard, l’une d’entre elles, Rayna Menz, a démenti sur Instagram ces accusations, tandis qu’une autre, Lauren Pagone, les a maintenues.
Puis, fin août, un nouveau scandale est venu ternir la promo du film, lorsque Lionsgate a dû retirer en catastrophe la bande-annonce de Megalopolis. Celle-ci reprenait de vieilles critiques négatives d’époque (par exemple, “Dracula, triomphe du style sur la substance – Roger Ebert”) pour entretenir l’idée que les critiques se sont toujours planté·es sur Coppola et qu’il ne faudrait pas en tenir compte à la sortie. Problème : les citations étaient toutes fausses, fabriquées à l’aide de ChatGPT par un consultant en marketing recruté par le distributeur, qui n’a pas cru bon de vérifier leur véracité… Une certaine idée de la lose.
“Je suis rempli d’espoir, je crois profondément au potentiel de l’humanité.”
Cette atmosphère nuageuse autour du film contraste avec l’élégance et la légèreté de l’homme que nous avons rencontré juste avant que ces polémiques n’explosent. Un homme à l’image de son dernier film, peut-être son plus optimiste. “Megalopolis n’est pas seulement un film politique, argue-t-il, c’est un film qui entend montrer ce dont l’art est capable : illuminer la condition humaine et inspirer le dialogue. J’ai voulu faire une œuvre qui soit sincèrement positive, montrant que nous sommes capables de faire de ce monde un paradis, plutôt que de chercher à s’en échapper pour aller sur Mars. Je suis rempli d’espoir, je crois profondément au potentiel de l’humanité.”
Cet optimisme, Coppola l’applique également à la vie politique de son pays, à quatre mois d’une élection aux enjeux colossaux, qui pourrait notamment signer la fin de la démocratie américaine. “Bien que je souligne dans Megalopolis le parallèle entre la fin de la République romaine et la situation actuelle aux États-Unis, je ne crois pas que notre heure soit arrivée, prophétise le cinéaste, quelques jours après le retrait de Biden au profit de sa vice-présidente Kamala Harris. C’était nécessaire. Il restera comme un Président de transition, qui a nettoyé le désordre avant de passer le flambeau à la génération suivante. Mais si Trump devait gagner – ce que je ne pense pas –, ce serait une catastrophe non seulement pour mon pays, mais pour toute la planète, étant donné les défis écologiques auxquels nous sommes confrontés.”
Et s’il reste lucide sur la réalité du changement climatique, qui ne se réglera pas d’un coup de baguette magique (fût-elle en “megalon”, le matériau miraculeux inventé par César Catilina dans le film), il veut croire en la devise de l’agronome et écologue français René Dubos : “Une tendance n’est pas un destin.” Autrement dit, rien de ce qui apparaît aujourd’hui n’est gravé dans le marbre.
Le sourire inoubliable de Jean Renoir
Comme les personnages de Megalopolis, Francis Ford Coppola aime à se tenir sur les épaules des géants et procède beaucoup par citations et références. Moins pour écraser son interlocuteur que pour chercher une complicité, faisant preuve d’un authentique goût du partage intellectuel. Après avoir mentionné Bizet, Eiffel, Tati, Dubos, voici que Coppola glisse – sans qu’on lui demande – que L’Éducation sentimentale de Flaubert est le livre qu’il emporterait sur une île déserte. Se pourrait-il qu’il cherche à flatter notre chauvinisme littéraire ? “La France a produit un grand nombre de génies, dans de nombreux domaines, ce n’est pas une flatterie que de le dire. C’est le cas de l’Italie également. Par l’éducation que j’ai reçue et par les rencontres que j’ai faites au cours de ma vie, j’ai eu la chance d’avoir accès à cette culture et elle m’a beaucoup inspiré”, se justifie-t-il.
Puis il nous raconte spontanément sa rencontre avec Jean Renoir à Los Angeles, alors qu’il était encore étudiant à UCLA (au début des années 1960, donc). “Il était en fauteuil roulant, n’avait plus beaucoup de cheveux, mais il m’a serré la main avec un sourire bienveillant qui semblait m’accueillir dans ce merveilleux monde du cinéma. Ce sourire, je ne l’oublierai jamais.”
Plus l’entretien avance, plus l’octogénaire laisse son esprit divaguer, formulant des réponses de plus en plus longues et digressives… Il se rappelle son grand frère écrivain, August Floyd (le père de Nicolas Cage, mort en 2009), qui l’a initié au cinéma et avec qui il entretenait une relation tempétueuse ayant inspiré Tetro. Il nous montre des photos de sa mère, Italia, dont il trouve qu’elle ressemblait, jeune, à l’actrice Hedy Lamarr… Il affirme qu’il ne compte pas arrêter de faire des films et raconte les deux prochains : une comédie musicale en Europe inspirée d’Irma la douce (Billy Wilder, 1963) ; Distant Vision, un projet expérimental se déroulant en temps réel, sur lequel il travaille depuis vingt ans et qui raconte encore le destin d’une famille italo-américaine, cette fois-ci confrontée à l’avènement de la télévision.
Une dynastie de cinéma
Alors qu’on discute du Parrain et de la trace qu’il laissera dans l’Histoire, il explique que l’immortalité, c’est d’être “pillé par les plus jeunes auteurs, comme le professait Balzac”. Et confie la joie que lui a procurée le fait de lire dans une interview que Todd Phillips s’était inspiré de Coup de cœur pour sa prochaine comédie musicale, Joker : folie à deux. On en profite pour lui faire part de notre amour pour ce film injustement boudé à sa sortie et encore trop peu reconnu à sa juste valeur.
Il répond que “ce n’est pas l’échec commercial de Coup de cœur qui [lui] a fait perdre les studios Zoetrope, mais une mauvaise gestion de [ses] actifs, une erreur stupide, tout à fait évitable”. À l’époque, précise-t-il, au lieu de sous-louer une partie des studios qu’il possédait à Los Angeles et d’ainsi dégager les fonds qui lui auraient permis de rembourser son prêt immobilier, il préférait offrir gracieusement de l’espace à ses amis, pour qu’ils tournent ou montent. Wim Wenders fut de ceux-là, mais son nom n’inspire à notre interlocuteur qu’un succinct commentaire : “Un type fascinant.”
C’est que, même si les deux hommes sont aujourd’hui officiellement en bons termes, leur collaboration fut houleuse sur le tournage de Hammett en 1982. Mécontent du travail du réalisateur allemand, Coppola fut particulièrement directif, voire aurait retourné et remonté lui-même certaines scènes… “Il y avait David Lynch, se remémore-t-il, qui est resté chez moi un moment [au début des années 1980, entre Elephant Man et Dune] pour travailler sur un projet, que je n’ai hélas pas eu le temps de produire avant de faire faillite.” Il s’agit de Ronnie Rocket, resté (sans doute) à jamais dans les cartons. “Et puis King Vidor, bien sûr [grand cinéaste hollywoodien des années 1920 aux années 1950, auteur de Duel au soleil et Guerre et Paix] ! Je l’avais convaincu de rester avec nous au studio pour qu’il nous enseigne son savoir…”
Dans un prodigieux ouvrage sur les années Zoetrope de Coppola, Le Chemin du paradis, l’historien du cinéma Sam Wasson avance que F. F. C. poussa même son idole à réaliser un dernier film, mais renonça lorsqu’on lui fit remarquer qu’il était, à près de 90 ans, quasiment aveugle (il mourra en 1982). “J’ai toujours admiré Le Rebelle, auquel je rends d’ailleurs hommage dans Megalopolis avec un plan dans un ascenseur. En revanche, je ne suis pas fan, idéologiquement, d’Ayn Rand, qui a écrit le roman original [The Fountainhead en VO]”, précise-t-il, soucieux de ne pas apparaître comme un défenseur de la papesse libertarienne. Sur Godard, enfin, il n’est pas très loquace, se souvenant que le cinéaste franco-suisse était venu le voir sur le plateau de Coup de cœur, lui quémandant de l’argent pour Passion, après que Coppola l’avait aidé à distribuer Sauve qui peut (la vie) aux États-Unis. Seul ce qu’il appelle un “court métrage” (en fait des essais lumière pour Passion) sortira de cette courte collaboration.
“Quand je mourrai – enfin, si je meurs…”
Alors que la fin de l’entretien approche et que son assistante nous presse de poser une dernière question, Coppola prend son temps et s’aventure dans des considérations métaphysiques. Une question sur la jonction du passé et du futur, du primitivisme et de la technologie dans Megalopolis l’amène à confier sa vision du monde avec une sincérité aussi inattendue que désarmante, livrant au passage une clé essentielle de son travail.
“Que vous soyez un peintre regardant en arrière vers Giotto, un écrivain qui cherche de l’énergie dans Don Quichotte ou un cinéaste revisitant l’ère du muet, c’est un processus naturel : chaque forme d’art se régénère en revisitant ses origines. Je fais souvent cela, et quand je mourrai – enfin, si je meurs… Il s’interrompt quelques instants, ayant remarqué notre froncement de sourcils. J’imagine que vous connaissez le “Cogito, ergo sum” (“Je pense, donc je suis”) de Descartes. Eh bien cela prouve seulement ma propre existence, pas la vôtre. Peut-être que je vis dans un film que je réalise, et vous aussi. Ou l’inverse. Je sais que ça peut sembler absurde et mégalomane, mais si vous réfléchissez, ça ne l’est pas plus que n’importe quelle croyance religieuse.” Il mentionne alors le roman de Charlie Kaufman, Antkind, “un flux de conscience absolument génial” qui développe une théorie similaire, avant de poursuivre. “J’ai toujours été fasciné par le temps, et il y a eu un moment dans ma vie où j’ai senti que je pouvais l’arrêter.”
Comme Adam Driver dans Megalopolis ?, lui suggère-t-on. “Exactement ! C’était il y a très longtemps, lors d’une matinée romantique, particulièrement joyeuse. J’avais beaucoup à faire ce jour-là, mais j’étais si heureux que je voulais faire arrêter le temps. Et j’ai eu l’impression de le faire : j’ai mis le monde en pause autour de nous, avant de décider qu’il était temps de continuer. Cette expérience est toujours restée ancrée en moi.”
“Mes films et ma vie se confondent”
L’assistante s’impatiente, s’inquiète même peut-être, mais Coppola développe le fil de sa pensée. “Voyez-vous, quand j’ai réalisé Le Parrain, tout le monde a dit ‘Oh, Francis est Michael Corleone en fait’. Quand j’ai réalisé Apocalypse Now, on m’a traité de mégalo, comme le colonel Kurtz. Et pendant Jardins de pierre, qui parle de la mort d’un fils, j’ai moi-même perdu mon fils [Gian-Carlo, mort à 22 ans dans un accident de hors-bord] lors de la première semaine de tournage. Ce fut l’événement le plus dévastateur de ma vie, mais j’ai fini le film pour lui… Tout ça pour dire que mes films et ma vie se confondent de façon troublante.”
Francis Ford Coppola vivrait donc dans un film de Francis Ford Coppola, et nous tous·tes par la même occasion ? “Ça, vous n’êtes pas obligé d’y croire !, s’exclame-t-il en riant, avant de lâcher une dernière confidence. En ce qui me concerne, si ma vie consiste à réaliser le film de ma vie, alors j’ai tout intérêt à bien écrire la fin, n’est-ce pas ? Et quand elle arrivera, je rembobinerai, et je revivrai tout à l’envers. Vous êtes prêt ?”, demande-t-il avec malice, avant de se lever de sa chaise, tel un homme sans âge rêvant de nous entraîner dans sa nouvelle jeunesse.
Megalopolis de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel (É.-U., 2024, 2 h 18). En salle depuis le 25 septembre.
Le Chemin du paradis – Une épopée de Francis Ford Coppola de Sam Wasson (Carlotta Films), traduit de l’anglais (États-Unis) par Alexandre Prouvèze.
Antkind de Charlie Kaufman (Les Éditions du sous-sol), traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/rencontre-avec-francis-ford-coppola-peut-etre-que-je-vis-dans-un-film-que-je-realise-et-vous-aussi-629572-24-09-2024/
Author : Jacky Goldberg
Publish date : 2024-09-24 11:50:58
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