C’est la nuit, l’orage gronde sur Bruxelles. Des hommes, des femmes, des enfants sont filmé·es le temps de quelques secondes, dans des moments de tristesse, de romance, d’ennui, de peur, d’attente – liste pratiquement infinie des sentiments fugitifs attrapés par ce recueil de mélodrames miniatures, qu’il déploie par centaines jusqu’au petit matin, sans jamais nous délivrer plus de matière narrative que ce qu’une posture, un regard, un geste, un mot parfois peuvent laisser deviner de ces ombres aussitôt disparues.
Faut-il forcément raconter des histoires, ou est-ce qu’au cinéma les seuls gestes peuvent suffire ? Toute une nuit de Chantal Akerman postule la seconde proposition, avec une radicalité, une certitude absolue du geste proprement akermaniennes. On sent la cinéaste procéder de sa propre vision avec la même fermeté, la même nécessité, le même entêtement qui avaient fait surgir Jeanne Dielman, autre film de voyante pareillement conçu selon un processus presque mécanique. Faire ce postulat c’est d’abord un exploit : que le film non seulement tienne, mais continue de frapper l’œil et l’esprit, ne cesse de se renouveler à l’intérieur de son système, a quelque chose de sidérant. Cela tient notamment à la sensibilité musicale et chorégraphique de Chantal Akerman, dont on sait la passion pour Pina Bausch, ici flagrante.
Changer les paradigmes
C’est aussi, sur un plan plus théorique, une rupture moderne comme il y en a assez peu dans l’histoire du cinéma, de nature à en faire sans doute le film le plus avant-gardiste de sa réalisatrice, à tel point que personne n’a d’ailleurs tenté depuis de reproduire l’expérience – quarante ans après nous traînons encore loin derrière Toute une nuit.
Car si la narration par fragments, même très étrangers les uns aux autres, ou très furtifs, n’est évidemment pas une invention de Chantal Akerman, la réduction de la taille des morceaux jusqu’à la poudre en est une, et avec elle l’exonération de principes supposément inaltérables du cinéma, voire de la fiction tout court : les personnages, la narration, le début, la fin.
Toute une nuit, l’un des plus beaux films du monde
Plus de personnages, donc, ou alors des centaines, ce qui revient au même. Cette foule, c’est peut-être le peuple tout entier des fantômes de l’écran, l’amoncellement des figures de tous les films passés. Impression qui revient beaucoup devant Toute une nuit, qui avec sa manière de répertorier comme un inventaire exhaustif des motifs qui composent le langage gestuel du cinéma, catalogue d’étreintes, de pas, de soupirs, de hochements, de frissons, a quelque chose d’une nécrologie de son art, d’un geste de conclusion, qui pourrait paraître prétentieux, mais passe tout à fait tant qu’il a la politesse de demeurer encore aujourd’hui l’un des plus beaux films du monde.
Toute une nuit de Chantal Akerman – ressortie en salle dès le 25 septembre dans le cadre d’une rétrospective Chantal Akerman
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/toute-une-nuit-lautre-chef-doeuvre-de-chantal-akerman-630034-24-09-2024/
Author : Théo Ribeton
Publish date : 2024-09-24 14:26:38
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