Claire Denis : “Apocalypse Now a été un choc inoubliable”
“J’ai découvert le cinéma de Francis Ford Coppola avec Le Parrain, qui n’est pas un film qui me touchait beaucoup – en dépit de l’interprétation éblouissante de Brando. À l’époque, j’étais une groupie absolue des films de Jacques Rivette ou Marguerite Duras. Coppola, ce n’était pas mon territoire. Jusqu’à ce que je découvre Les Gens de la pluie, quelques années après sa sortie. J’ai été tellement émue par cette histoire d’une femme qui pense ne pas être faite pour être mère, qui veut s’enfuir, que j’y ai emmené ma mère, qui elle-même est ensuite retournée le voir plusieurs fois.
Ensuite, il y a eu Apocalypse Now, qui a été un choc inoubliable. Le film reste une marque dans l’histoire du cinéma pour toujours. Le roman de Conrad que Coppola a adapté, Au cœur des ténèbres, je ne le lisais pas comme ça. Parce que j’ai grandi en Afrique. Je connaissais ce dont il parle. La façon dont les colons blancs et leur commerce ont pourri tous les rapports humains le long d’un fleuve. Coppola en a fait autre chose. Le film est vraiment son voyage à lui dans les ténèbres. Ce qu’il fait du Vietnam est extraordinaire. C’est d’une audace folle de faire des numéros de haute voltige cinématographique sur un nuage de napalm. Ce film, avec toute sa folie spectaculaire, est la plus grande gifle que pouvait recevoir l’armée américaine.
Et puis il y a eu Outsiders et Rusty James que j’ai découverts à Los Angeles, où j’étais avec Wim Wenders en prépa de Paris, Texas, sur lequel j’étais première assistante réalisatrice. Wim sortait de l’expérience éprouvante de son film Hammett, produit par Coppola. Ce dernier lui avait imposé Frederic Forrest dans le rôle principal, concevait le film comme un projet mitoyen de Coup de cœur, tourné en même temps, dans le même lieu, avec le même acteur. Le tournage a été interrompu, puis repris. Pendant cette interruption, Wim a pu tourner un film (avec un autre producteur) sur une interruption de tournage, L’État des choses, et un documentaire sur Nicholas Ray, Nick’s Movie, qui parle très intimement de la relation d’un metteur en scène à ses producteurs. Dashiell Hammett est un de mes écrivains préférés, j’adore Wim Wenders, mais pour moi, dans Hammett, il n’y a ni Wim ni Hammett. Ça me paraissait très étrange d’avoir fait venir Wim à Zoetrope pour lui faire faire ça.
Je me souviens de la vente aux enchères de Zoetrope Studios, après la faillite. Wim m’y avait emmenée et on avait tous les deux acheté un petit objet. C’était important pour lui. Je crois qu’au fond Wim a surpassé quelque chose de lui-même en endurant cette épreuve. Il en est sorti plus fort. Et ce n’est qu’ensuite, juste avant le tournage de Paris, Texas, que j’ai vu Coup de cœur, que j’ai adoré. Le film est tellement fou, tellement créatif que j’ai dit à Wim qu’en fait je comprenais que Coppola ne pouvait pas penser à autre chose en le faisant.”
Arnaud Desplechin : “Un grand cinéaste de la solitude”
Peggy Sue s’est mariée. J’ai inséré une scène dans Spectateurs ! où un acteur qui me joue adolescent emmène une fille voir le film. C’est une scène absolument autobiographique. Je l’ai vu trois fois à sa sortie. Avant chacun de mes tournages, je montre à l’équipe un film qui est comme la cible que nous n’arriverons jamais à atteindre : on va viser si haut, et on va échouer ! Or pour Spectateurs !, j’avais choisi Peggy Sue. L’équipe était très jeune et ne l’avait jamais vu. C’est un film formidable, déchirant, drôle, ténu, modeste ; c’est vertigineux de la part de l’homme qui a fait les trois Parrain.
Famille (et haines fratricides). Je l’ai beaucoup filmée, et on peut volontiers relier ça à Coppola, qui s’y est beaucoup intéressé aussi. Cela vient peut-être de nos origines catholiques. Mais même si bien sûr la relation de Michael et Fredo dans Le Parrain est bouleversante, et Coppola est très justement reconnu comme un grand cinéaste de la famille, je pense qu’il devrait l’être tout autant comme un grand cinéaste de la solitude. Je suis renversé par ses films sur des gens qui sont vraiment tout seuls, très perdus, blessés : L’Idéaliste, Coup de cœur, Cotton Club, Jardins de pierre, qui est peut-être mon préféré aujourd’hui. C’est aussi un grand cinéaste du couple, et je pense finalement sans doute le plus souvent à lui quand j’écris des dialogues entre un homme et une femme – il y a chez lui une amitié dans l’érotisme, une complicité, ce que Lacan appelait une “philia”, qui m’émeut beaucoup.
Cinéma des origines. J’aime beaucoup, en tant que spectateur ou bien dans ma propre pratique de cinéaste, tout ce qui a trait au savoir-faire du cinéma primitif : le trucage optique, les ouvertures à l’iris, la matérialité première du cinéma que l’on voit d’ailleurs dans Spectateurs ! avec la scène de la projection. Or c’est une donnée cruciale chez Coppola. Quand il fait Dracula et que les trois quarts des effets sont des trucages mécaniques, à une époque où les effets numériques sont déjà presque partout, c’est sublime. Le film commence par un théâtre d’ombres, et ce n’est pas un hasard si ces effets sont supervisés par le propre fils de Coppola, Roman. On voit aussi une fausse Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, quand il emmène Mina Harker dans une foire à Londres. C’est l’enfance de l’art et l’enfance tout court – je trouve ça beau de manière générale de se rappeler que le cinéma est d’abord un truc pour les enfants. C’est prendre des poupées, des soldats, et les faire bouger. C’est le zootrope, en fin de compte.
Rencontre. J’ai pris deux râteaux avec Francis Ford Coppola ! La première fois, c’était après Le Parrain 3, au bar La Jetée à Tokyo, où il se trouvait avec la veuve et le fils d’Akira Kurosawa. Poussé par mes amis, j’avais mis une heure à me lever pour lui déclarer ma flamme, avec une voix grotesque qui partait dans les aigus. J’adorais Le Parrain 3, qui était conspué aux États-Unis. J’étais un fou français avec des opinions bizarres. La deuxième fois, j’étais invité par Michel Ciment à un festival de cinéma à San Francisco, j’avais été présenté à son collaborateur Tom Luddy, qui m’avait demandé quel était mon film préféré de Coppola. J’avais répondu L’Idéaliste, qui venait de sortir et était encore plus dénigré. Luddy m’avait sèchement répondu que ce n’était pas un film de Coppola et était parti s’asseoir à une autre table.
Patricia Mazuy : “Coppola, ce n’est pas un film, c’est la vitalité du cinéma”
“Coppola est avant tout un cinéaste qui expérimente des tas d’idées au tournage – des idées étranges et sublimes, comme l’appareil dentaire de la jeune vampire de Twixt. Il a le goût de la recherche formelle, et ne s’est jamais reposé sur un format, un code, sur ce qu’on attendait de lui. Chaque fois qu’il a eu du succès et de la sécurité, il a constamment tout remisé dans des projets fous, avec souvent à la clé les naufrages commerciaux que l’on sait. C’est un tempérament.
Sa faculté à imposer à l’industrie des objets hors norme, comme Coup de cœur ou sans doute Megalopolis, que je n’ai pas encore vu, me frappe sans doute d’autant plus – et rappelle à ma mémoire des projets ambitieux que j’ai longtemps essayé de monter en vain : une fable sur des sans-abri qui bâtissaient une cité des voleurs, un film sur la guerre au Liban, un burlesque autour de la crise de 1929… J’aurais peut-être dû, comme lui, faire fortune dans le vin et m’autofinancer ; malheureusement c’est un peu tard pour m’y mettre…
[À notre journaliste] C’est vrai que, comme vous le dites, le thème des luttes fratricides est assez présent dans mon cinéma [Bowling Saturne, 2022, Peaux de vaches, 1989] comme dans le sien. Et j’aime beaucoup certains de ses films qui explorent ces motifs, comme Tetro ou Le Parrain. Mais je ne dirais pas que j’ai pensé à lui en écrivant sur ces sujets. Quant à savoir lequel de ses films je préfère, je trouve la question un peu pourrie. C’est une œuvre tellement hétérogène, tellement riche que ce serait absurde d’en désigner un qui la dominerait. Coppola, ce n’est pas un film. C’est la vitalité du cinéma.”
Nicolas Pariser : “Ce qui se passe entre les plans est plus décisif que sa façon de bouger la caméra”
“Dans le cinéma américain des années 1970, Coppola n’est pas forcément le réalisateur le plus virtuose, le plus impressionnant, mais il en est la figure centrale (comme Godard a été au centre de la Nouvelle Vague et du cinéma d’auteur mondial dans les années 1960), en tout cas celui qui a eu la carrière la plus passionnante. Même – et je dirais surtout – à partir des années 1980, lorsqu’il est contraint économiquement. Qu’il réalise un petit ou un gros film, qu’il l’initie ou qu’il se plie à une commande, il imprime quelque chose de profondément reconnaissable, ce qui en fait un auteur au sens le plus strict du terme. Et ça ne passe chez lui ni par une écriture hyper-identifiable (comme Woody Allen) ni par des trucs de mise en scène (comme chez De Palma ou Scorsese). C’est plus profond, caché dans les plis secrets du film. Notamment dans les rapports entre les personnages et une façon de les regarder.
Je dirais que ça tient à une certaine empathie, à une tendresse, à une chaleur humaine. C’est la marque de son cinéma, beaucoup plus que la “grande forme”, et c’est ce qui en fait un de mes cinéastes préférés. Après Conversation secrète, qui est absolument parfait, peut-être la meilleure Palme d’or de tous les temps, mon film préféré de lui est L’Idéaliste. Il l’a réalisé en 1997, après Jack et avant une pause de dix ans, à un moment où sa cote en tant qu’auteur avait beaucoup pâli. Il en était réduit à adapter un roman de John Grisham, The Rainmaker, sur un jeune avocat (joué par un Matt Damon alors débutant) aux prises avec des assureurs véreux d’un côté, un mari violent de l’autre ; et il en a fait un film extrêmement personnel, bouleversant. Classique, disons dickensien, très simple sur le papier, pas du tout virtuose formellement, mais d’une finesse et d’une ampleur inégalées dans ce qui se joue entre les personnages, dans leurs dilemmes moraux. Chez Coppola en général, et dans ce film en particulier, ce qui se passe entre les plans est plus décisif que sa façon de bouger la caméra.”
Albert Serra : “Le plus idéaliste de sa génération”
“C’est clair que j’ai pensé à Apocalypse Now en imaginant Pacifiction. Pour moi, Apocalypse Now est un des plus grands films de l’histoire du cinéma. Mon préféré sans doute. Je l’ai découvert quand j’étais jeune et j’ai compris qu’il m’accompagnerait toute ma vie. Il y a tout ce que j’attends du cinéma : l’excès, le délire, la mégalomanie totale, l’authenticité, la philosophie, la psychologie, la violence, les liens avec le contemporain, mais en même temps une portée intemporelle, des images plastiquement incroyables… J’aime moins le reste de sa filmographie que je trouve un peu trop académique. Mais avec ce film, Coppola est pour moi arrivé au cœur de son projet, c’est-à-dire explorer l’ambiguïté du pouvoir, la fascination qu’il suscite et la folie dans laquelle il précipite celui qui le détient.
Ce qui m’intéresse aussi, c’est la façon dont le film a été fait. Comme on le voit dans Hearts of Darkness, le documentaire d’Eleanor Coppola sur le tournage, il existe une sorte d’analogie entre les conditions de fabrication et les images tournées. J’aime cette idée que le chaos d’Apocalypse Now contamine le tournage et inversement. Il faut quand même rappeler que Coppola a pensé se suicider parce que le film semblait impossible à terminer à cause des conditions de tournage, de la relation compliquée avec Marlon Brando et des dépassements de budget.
Justement, à propos de Brando, qui est mon acteur préféré, je crois que Coppola est parvenu à l’amener dans une zone où il n’a jamais été aussi bon, aussi impliqué. Et c’est aussi un film symptomatique sur l’époque, sur la chute du rêve américain. Pour moi, il annonce un nouvel état du monde, une forme de globalité délirante. Et, plus généralement, si la question du pouvoir est au cœur de la plupart de ses films, elle l’est aussi dans sa logique de production. Parmi les cinéastes du Nouvel Hollywood, Coppola est sans doute celui qui a le plus œuvré pour maintenir une forme d’indépendance vis-à-vis des studios. C’est le plus idéaliste de sa génération et le plus visionnaire – avec Michael Cimino.”
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Author : Florianne Segalowitch
Publish date : 2024-09-25 10:00:00
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