Comment est né Best Secret Place ? C’est une commande, n’est-ce pas ?
Jonathan Vinel – Au départ du projet, il y a effectivement une commande de la Fondation Cartier, qui ouvrait un nouvel espace à Palais Royal. J’avais déjà travaillé avec eux pour une exposition, en 2019, intitulée Jeunes artistes en Europe : Les Métamorphoses, où ils avaient montré mon court métrage, Martin pleure (2017). Cette fois-ci, ils sont venus nous voir en nous faisant visiter leur nouveau lieu en travaux, conçu par Jean Nouvel, et nous expliquant qu’on avait carte blanche pour y tourner un court métrage.
Caroline Poggi – On a vu le chantier évoluer pendant un an et demi, et on l’a visité plusieurs fois pour s’en imprégner avant de décider ce qu’on allait y faire. Nos commanditaires avaient adoré notre court Bébé colère (2020) et avaient envie de quelque chose qui tourne autour du jeu vidéo. On a commencé par leur soumettre une liste de personnages qu’on avait envie de mettre en scène. Comme une sorte de “boîte de désir”, avec plein de choses qu’on n’avait pas pu faire dans des précédents films. Puis on a écrit un scénario d’une vingtaine de pages.
Vous avez pu faire ce que vous vouliez donc ?
CP – Oui ! Et la qualité des retours était grande. Par exemple, ils nous ont conseillé de lire une nouvelle de science-fiction, J. G. Ballard, Report on an Unidentified Space Station, sur un espace qui s’avère être mental, et qui a fini par nous inspirer.
JV – On en était à la phase, un peu pénible, de financement de notre long métrage Eat the Night, et ce projet tombait particulièrement bien puisqu’il combinait une grande liberté et des moyens financiers confortables pour un court métrage – même si, en fin de compte, le film dure une heure. On est donc partis sur l’idée d’un lieu découvert par une étrangère et qui fait peu à peu connaissance avec ses “habitants”. Le lieu lui-même est un personnage, “le mur”, doublé par Vimala Pons.
CP – Et comme le chantier où on tournait était plus ou moins secret, ça nous a donné envie de relier ça aux secret places des jeux vidéo. Pendant les travaux, ils n’arrêtaient pas de découvrir des choses, des tunnels, des entrées cachées. Il y a des strates d’histoire qui s’amoncellent. C’est immense, sur quatre étages, même nous, on s’y perdait.
JV – Il faut savoir que, pour des raisons pratiques de disponibilité du lieu, on n’a pas tourné que là. On a aussi tourné dans un autre espace de la Fondation Cartier, un “parking japonais” situé boulevard Raspail, et dans un sous-sol à Nanterre (où des scènes de John Wick ont d’ailleurs été tournées).
Le cast réunit des acteurs de nombreux horizons. Comment vous y êtes-vous pris ?
CP – Sania Halifa, qui joue le rôle principal, avait joué dans un film Amazon (Hawa, de Maïmouna Doucouré), mais on ne l’avait pas vu. Elle a simplement envoyé à notre directrice de casting une vidéo avec un chat qui nous a troublé. Elle a quelque chose dans le regard et sa manière d’être qui est unique, un truc assez indécidable entre réel et virtuel, comme si elle descendait du ciel, tout en étant complètement de son époque. Elle contraste hyper bien avec Idir Azougli, qu’on avait adoré dans Shéhérazade, de Jean-Bernard Marlin, et qui a au contraire quelque chose de très terrien. Il est comme un arbre, qui aurait eu plusieurs vies.
JV – Pour les personnages plus âgés, on a puisé dans notre cinéphilie. Nathalie Richard, on la connaissait via les films de Bertrand Mandico. Alain Libolt, c’est un mythe pour nous, il a joué dans L’Armée des ombres, chez Rohmer… Vincent Macaigne, il nous a fasciné dans sa façon de travailler, il vit tout à fond, il aime les longues prises. Il vient du théâtre, mais il a une façon d’en faire du cinéma. Il a besoin de casser les choses pour les rebâtir. Il y a aussi Félix Maritaud, Vimala Pons, qu’on a adoré dans de nombreux films.
Vous avez aussi convié des amis, des non-professionnels et des acteurs de vos précédents films ?
CP – Oui, l’idée c’était de convoquer une grande famille, comme un album de photos de nos proches. On a ainsi redonné un petit rôle à Aomi Muyock (qui jouait Jessica, dans Jessica Forever). Il y a aussi beaucoup de musiciens qu’on admire : le rappeur Bitsu, la chanteuse Chouf, le guitariste Trustfall…
Tout cela donne un côté troupe de théâtre. D’ailleurs, le théâtre n’est qu’un des nombreux arts que vous convoquez ici : il y a du jeu vidéo, bien sûr ; de la musique, vous venez de le dire ; du video art, du fait des conditions de production et de la liberté scénaristique ; mais aussi de la littérature, avec cette voix-off, comme toujours chez vous, très écrite. Aviez-vous la volonté consciente de faire du cinéma total ?
JV – C’est venu des conditions octroyées par la Fondation Cartier. C’est rare d’avoir de telles conditions, et on avait envie avec ce film de faire une sorte de plaidoyer pour la liberté de créer. Dans nos films précédents, tout était très réglé, très précis, on laissait peu de place à l’improvisation. Et en même temps, l’ambition était de faire du cinéma, pas une installation.
CP – Dans celui-ci, on a vraiment tout mis, tout ce qui nous plaisait, sans trop nous poser de questions. D’autant plus qu’on a créé notre structure de production, donc on n’avait de comptes à rendre à personne. Par exemple, ça faisait des années qu’on voulait filmer un clip en train de se faire, mais c’est compliqué à placer dans une fiction classique [rires] ! Là on a pu le faire avec Bitsu.
Le film a sa propre secret place, puisqu’à la fin, pendant le générique, discrètement, vous placez une référence au jeu vidéo Skyrim, où l’on se demande ce que deviennent les personnages non-joueurs. Et c’est le cœur battant du film : mettre en scène les damnés de l’histoire, d’une certaine façon…
JV – Ça rejoint ce que certains théoriciens ont appelé “la gamification de la vie”, où tu es soit le main character, tu fais plein de choses, tu reçois des likes, etc., soit un personnage secondaire, en retrait, déclassé, et rien ne t’arrive… Et en effet, on voulait rendre hommage à ces derniers. Et raconter que c’est la quête qui compte plus que le résultat : on passe notre temps à chercher des choses qui brillent et ça nous empêche de profiter du présent. C’est vraiment ça la leçon philosophique des secret places de jeu vidéo : elles n’ont généralement rien de fou, mais les chercher et les trouver est un plaisir intense !
“Nos personnages vivent toujours des situations très violentes dans la vie, et ils cherchent à se créer un espace de douceur”
Il y aussi dans votre cinéma – et dans ce film, ça apparait de façon éclatante – le désir de se recréer une famille, fût-elle virtuelle…
JV – Nos personnages vivent toujours des situations très violentes dans la vie, et ils cherchent à se créer un espace de douceur, un refuge, un collectif avec des gens comme eux, qui les comprennent. Mais ce n’est pas évident de se recréer une famille de cœur. Ça peut aussi être porteur de violence…
CP – Et de déception. À la fin, Vimala Pons dit : “C’est bien joli une partie en ligne, mais à la fin, tout le monde rentre chez soi”…
JV – Et on laisse derrière soi des cimetières d’objets qui ont comblé notre désir à un instant T (comme des véhicules, des armures, des armes à collecter, etc.), mais qui ne nous permettent pas d’être moins seuls.
CP – On prend, on prend, mais à la fin, qu’est-ce qu’on construit ?
JV – On a beaucoup lu Bernard Stiegler, qui explique que le désir est essentiel à la constitution d’un individu sain, et que si on n’a pas le temps de se créer notre propre désir, si on n’apprend pas à aimer, parce que des algorithmes le font à notre place, alors le risque est grand de devenir un monstre.
Source link : https://www.lesinrocks.com/cinema/rencontre-avec-le-turbulent-duo-de-cineastes-jonathan-vinel-et-caroline-poggi-630289-26-09-2024/
Author : Jacky Goldberg
Publish date : 2024-09-26 13:56:14
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