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Craig Thompson : “Les gens qui luttent chaque fin de mois ont l’impression qu’il faut tout dynamiter”

Craig Thompson : “Les gens qui luttent chaque fin de mois ont l’impression qu’il faut tout dynamiter”



Il y a vingt ans, paraissait Blankets, roman graphique où il racontait comment l’amour et le dessin lui avaient permis de sortir de sa condition et d’échapper au fondamentalisme religieux de sa famille, installée dans un petit village du Wisconsin.

Depuis, fort de la reconnaissance internationale qu’il lui a apportée, l’Américain Craig Thompson sort à intervalles réguliers des bandes dessinées amples et immersives comme l’immense Habibi (près de 700 pages !). Mais aux États-Unis, ce conte autour de deux esclaves dans un pays arabe, traversé par des extraits de L’Ancien Testament ou du Coran, a été un échec et la source d’une profonde remise en question pour l’auteur. Il sortira peut-être de cette crise existentielle grâce à Ginseng Roots, essai où, autour de la racine de ginseng, il aborde la mondialisation, la crise environnementale mais repart aussi dans le Wisconsin de ses parents.

Quand avez-vous initié Ginseng Roots ? 

Craig Thompson – En 2011, je suis parti en Chine pour faire des recherches sur le ginseng. À ce moment-là, Habibi a été le sujet de violentes attaques. La principale critique tenait à l’appropriation culturelle : étant blanc et américain, je n’étais pas qualifié pour écrire sur l’Islam et avoir une femme non blanche comme protagoniste. J’ai commencé à recevoir des menaces de mort toutes les semaines. La plupart des attaques provenaient de l’extrême droite, Blankets est d’ailleurs également censuré dans plusieurs États comme l’Utah ou la Floride. Mais il y a aussi de la censure de la part de la gauche, sur ce qui t’est autorisé d’aborder en tant qu’auteur. J’ai été découragé. Alors, j’ai commencé Space Boulettes, une BD de science-fiction pour la jeunesse, également un échec commercial.  

Dans Ginseng Roots, vous faites part de vos doutes. D’où vient cette vulnérabilité ? 

Je ressens une profonde insécurité, le syndrome de l’imposteur. Je ne suis pas allé à l’université, je n’ai même pas fini le lycée. De la première à la dernière page de Ginseng Roots, j’ai envisagé d’arrêter la bande dessinée. Même la vie. Chaque jour, j’ai pensé au suicide. Quand ma vie s’est effondrée Je me suis remis à ce projet autour du ginseng pour soigner mes traumas. Je n’ai pas eu de vrai domicile ces 7 dernières années, le livre parle aussi de ça, de cette recherche désespérée d’une maison à moi.

Ginseng Roots a un double sens : il s’agit des racines de ginseng mais aussi des vôtres…

Au départ, je voulais mettre une plante au centre de ma narration. Dès que j’ai commencé à m’intéresser à la mythologie chinoise autour du ginseng, je me suis rendu compte qu’on avait donné à la racine un aspect anthropomorphique, celui d’un enfant qui fuit les chasseurs. Quand je parlais aux gens de mon sujet, je voyais que ça les ennuyait. Ça n’était plus le cas quand je leur expliquais que, durant mon enfance dans le Wisconsin, je travaillais 40 heures par semaine à arracher des mauvaises herbes pour que le ginseng prospère. Même si j’étais réticent, il fallait cet ingrédient émotionnel, parler de mon passé. Aussi pour contrer les accusations d’appropriation culturelle.

Votre bande dessinée part du local pour aller vers le global…

C’est un élément que l’on retrouve dans tous mes livres, cette connexion entre un côté intime et un autre plus global. Le ginseng a été au départ des échanges entre les États-Unis et la Chine, ça marque le début de la mondialisation. Mon livre parle aussi des crises environnementale, migratoire…

On découvre que vous avez une sœur, pourquoi ne pas l’avoir montrée dans Blankets ?

Je ne pensais pas, non plus, qu’elle apparaîtrait dans Ginseng Roots car je ne me souvenais pas qu’elle avait aussi travaillé autour du ginseng. Elle l’a fait deux années, alors que, pour mon frère et moi, ça a duré dix ans. En plus, c’est elle qui, de la famille, a la meilleure mémoire.

Qu’est-ce que la parution de Blankets a changé pour votre famille ? 

Déjà, pendant sa conception, ma sœur, mon frère et moi avons eu pour la première fois des discussions intimes sur la foi, sur la sexualité. Pendant cinq ans, mes parents ont été en colère. Puis ils se sont calmés, sans doute parce que personne ne leur a reproché d’avoir été des mauvais parents. Il y a 10 ans, ils étaient même là lors d’une dédicace à Milwaukee. Mon père se présentait à tout le monde : “C’est moi qui, dans Blankets, enferme mes fils dans le cagibi. Si je faisais ça aujourd’hui, je serais arrêté pour mauvais traitement mais je continuerais à le faire parce qu’ils le méritaient”.

Comment voient-ils Ginseng Roots ? 

Comme toutes les personnes que j’ai interviewées ou mises en scène, je les ai inclus dans le processus, ils m’ont donné leur consentement. 

Cette nouvelle BD est un pavé, une norme pour vous. 

J’ai grandi dans une maison religieuse où le seul livre présent était la Bible. Ça a été pour moi le point d’entrée dans la littérature, si bien que j’ai tendance à faire des livres comme des bibles. J’aime aussi la prose qui est immersive, j’essaie de capturer ça dans mes romans graphiques. Mais quand j’étais en France, quelqu’un comme Lewis Trondheim m’a convaincu : “tu n’es pas obligé de faire à chaque fois des livres de 400 pages”. Il m’a proposé de dessiner un épisode de Donjon !

Dans Ginseng Roots, vous racontez que, enfant, vous travailliez pour vous payer des comics.

Mes parents faisaient partie de la classe ouvrière, à la maison il n’y avait pas de dépense superflue. Mon père nous avait juste abonné à l’édition dimanche du journal local avec ses pages de comics en couleurs. Mon premier amour a donc été pour Peanuts et Charlie Brown. Ensuite, en travaillant, j’ai eu de l’argent de poche pour acheter des comics. Sans le ginseng, je ne serais pas devenu dessinateur, car comment j’aurais pu nourrir mon intérêt ?

Le Wisconsin jouera un rôle important lors de la prochaine élection présidentielle…

Historiquement, c’est un état démocrate, fondé par des migrants plutôt libéraux et progressistes. Tout a basculé en 2016, ce qui a surpris tout le monde même si Hillary Clinton n’était pas venue ici – une grosse erreur. Avec Ginseng Roots, j’ai aussi voulu montrer comment on en est arrivé là, avec les emplois transférés en Chine, etc. Les gens qui luttent chaque fin de mois ont l’impression qu’il faut tout dynamiter. 

Ginseng Roots (Casterman), 448p., 27 €, traduction de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Licari-Guillaume, Laëtitia et Frédéric Vivien, déjà en librairie



Source link : https://www.lesinrocks.com/livres/craig-thompson-les-gens-qui-luttent-chaque-fin-de-mois-ont-limpression-quil-faut-tout-dynamiter-630651-01-10-2024/

Author : Vincent Brunner

Publish date : 2024-10-01 12:36:10

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