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Après “Monique s’évade”, Édouard Louis enquête sur son frère disparu

Après “Monique s’évade”, Édouard Louis enquête sur son frère disparu



Édouard Louis devait publier ce livre au printemps, mais il l’a remplacé par un autre, écrit en parallèle, le beau Monique s’évade. La chronique de la deuxième fuite de sa mère, parvenue, avec l’aide de son fils, à se sortir de ce nouveau couple toxique dans lequel elle s’est retrouvée après avoir quitté le père de Louis. Sa première fuite, Louis l’avait racontée dans Combats et métamorphoses d’une femme (2021), un texte qui faisait écho à En finir avec Eddy Bellegueule, publié en 2014. Dix ans après, le motif à l’œuvre dans l’écriture d’Édouard Louis devient de plus en plus évident : c’est la fuite, pouvoir – ou ne pas pouvoir – partir, et bien sûr la question de comment on part. C’est aussi son envers mortifère : rester. Rester comme on dit “y rester”, ou “rester sur le carreau” (voir Qui a tué mon père, 2018). Monique s’évade et L’Effondrement, publiés à quelques mois d’intervalle, forment ainsi le plus parfait diptyque. Si la mère réussissait à partir dans un livre lumineux, heureux, énergique, le frère n’a pas réussi à fuir, et c’est ce qui le tuera.
Pour comprendre pourquoi certain·es ne peuvent pas partir, ou n’en ont pas les moyens, Édouard Louis enquête sur ce frère mort d’alcoolisme à 38 ans, violent et homophobe, qu’il n’avait plus voulu revoir. Louis mêle ses souvenirs, ceux de ses proches, mais aussi les témoignages des femmes qui ont partagé la vie de cet homme – qui va se révéler de plus en plus complexe – pour tenter de comprendre sa paralysie existentielle, son très lent suicide. Le texte joue sur deux registres : l’enquête, donc, présentée comme une suite de “faits” pour mieux reconstituer le puzzle d’une vie d’une façon qu’on voudrait aussi objective qu’un procès-verbal, et la tragédie grecque, avec ses répétitions de phrases comme dans un chœur antique et la marche implacable de la fatalité.
De Bourdieu à Foucault, le pas de côté d’Édouard Louis
Avant d’épouser le père de Louis, sa mère avait eu deux enfants avec un autre homme, qui après leur rupture n’a plus voulu les voir. Si la demi-sœur de l’écrivain s’en est remise, son demi-frère n’a jamais surmonté cette blessure qui l’a marqué à vie. C’est ce mystère que l’écriture va sonder : “Quand j’ai commencé l’enquête sur lui, j’ai pensé qu’écrire l’histoire de mon frère, c’était écrire l’histoire d’un garçon à la vie entièrement définie par les déterminismes sociaux : masculinité, pauvreté, délinquance, alcool, mort prématurée. Mais je vois aujourd’hui que sa vie raconte autre chose.”
La sociologie ne peut pas tout expliquer. Avec ce texte, Louis fait un pas de côté par rapport au reste de son travail et délaisse Bourdieu pour faire appel à d’autres grilles de lecture, du côté de la psychiatrie et de la philosophie, avec Ludwig Binswanger, Michel Foucault, Julia Kristeva. “L’être blessé, chez Binswanger, n’a plus ni passé, ni présent, ni futur : le passé n’est jamais passé puisque l’être blessé ressasse ses souvenirs malheureux, ne les laisse jamais derrière lui, ne les laisse jamais passer.” La blessure a annihilé le temps, l’être blessé est emprisonné dans une cellule temporelle qui n’a rien à voir avec le temps qui passe ou la réalité de l’âge – un enfer intérieur que le frère cherchera à fuir dans l’alcool, une évasion qui se mue vite en prison.
L’Effondrement est un livre d’une très grande beauté. Au-delà d’une tentative d’épuisement d’un sujet, il arpente cette terra incognita qu’est tout être, à soi-même comme aux autres, sans éviter ses zones de flou, son énigme impénétrable, ses questions insolubles : “À quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop tard ?” C’est toute la cruauté, et toute la vérité, de cette constante incertitude au cœur même de nos vies qui s’écrit à chaque ligne de ce texte magnifique. À moins d’être prisonnier·ères d’un temps donné et des murs de nos certitudes. Peut-être que ce frère ne pouvait fuir cette cellule que d’une façon radicale, dans la mort.
L’Effondrement d’Édouard Louis (Seuil/“Cadre rouge”), 240 p., 20 €. En librairie le 4 octobre.



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Author : Nelly Kaprièlian

Publish date : 2024-10-03 07:00:00

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