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Les co-victimes de viol cultivent-elles un lien de sororité ? Dans “Sœurs de plainte”, la journaliste Alizée Vincent a enquêté



Avec Sœurs de plainte, Alizée Vincent a enquêté sur les liens qui unissent les victimes de viol partageant un même agresseur. La journaliste à Arrêt sur images, qui avait précédemment écrit sur le sujet à l’occasion d’un article paru dans le magazine Causette, a tenté de comprendre comment s’articulaient les relations entre co-victimes lorsque ces dernières entament un parcours judiciaire. Du traumatisme individuel à un horizon de réparation commun, à l’aide de témoignages comme de sa propre expérience, l’autrice met en lumière cette sororité si particulière et les puissantes aventures humaines auxquelles elle donne parfois naissance.

Qui sont les femmes que tu appelles les “sœurs de plainte” ?

Mon livre porte sur les co-victimes de viols, c’est-à-dire les personnes qui se rencontrent en dénonçant un même agresseur sexuel. Il y a selon moi un passage de “co-victimes” à “sœurs de plainte”. On est co-victimes lorsqu’on prend connaissance qu’on n’est pas la seule à avoir été victime d’un homme, et lorsqu’aucune personne n’a entamé de démarche judiciaire. C’est une sorte de première étape. “Soeurs de plaintes”, c’est quand l’une des victimes entame une démarche judiciaire. Qu’il s’agisse d’une plainte, ou d’un simple témoignage. Car le témoignage des autres, l’existence même des autres, compte dans la procédure de celle qui se lance.

Pourquoi avoir axé ton livre sur les sœurs de plainte, plutôt que sur les co-victimes ? Qu’est-ce qu’implique la judiciarisation dans les relations entre co-victimes ?

Ce livre est vraiment né de ce questionnement. Quand l’une des co-victimes entame une démarche judiciaire, dépose plainte, cela crée un tas de dilemmes que je définirais comme féministes. On est face à un paradoxe, puisque le témoignage des autres nous sert, on a intérêt à ce qu’elles le livrent, voire à ce qu’elles déposent plainte elles-mêmes. Et en même temps, si on est féministe ou même simplement doté d’empathie, on ne peut pas forcer quiconque à déposer plainte. On sait que l’on doit respecter les processus intimes de chaque victime. On peut comprendre pour mille et une raisons pourquoi c’est difficile de porter plainte, d’aller voir la police ou de témoigner à visage découvert.

Comment les sœurs de plainte prennent-elles connaissance les unes des autres ?

J’ai entendu mille et une histoires toutes très différentes. Certaines se découvrent au tribunal, le jour du procès ou d’une audition. Il y des soeurs de plainte – ou des frères, ils existent aussi bien sûr – qui se découvrent par voie de presse. C’est le cas par exemple des groupes des “garçons d’Issé” et des “filles de Loctudy”, des soixantenaires en Bretagne et Loire-Atlantique qui ont été victimes d’un même instituteur-prêtre, le frère Gabriel Girard. Ces personnes savaient depuis l’enfance qu’elles n’étaient pas les seules victimes, puisque cet instituteur les agressait en classe, devant les autres, mais elles se sont redécouvertes 50 ans plus tard, à la faveur d’un article de presse. Dans les cas médiatiques, les co-victimes s’identifient souvent quand un premier témoignage est rendu public. Comme Florence Porcel pour PPDA ou Maggie Desmarais pour Norman Thavaud. Je parle aussi dans mon livre d’un cas de co-victimes qui l’ont été en même temps – c’est à dire que l’agresseur les a violées toutes les deux au cours d’une soirée étudiante. Elles se connaissaient, elles savaient quelque part au fond d’elles qu’elles étaient co-victimes, mais elles se sont redécouvertes huit années plus tard, quand l’une des deux a décidé de porter plainte.

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Tu parlais des soeurs de plainte qui ont pris connaissance des autres co-victimes à travers la presse. Est-ce pour toi l’un des rôles de la presse, de permettre cette identification ? 

Je ne pense pas que ce doive être un objectif pour les journalistes, de chercher à ce que des co-victimes se manifestent. Notre seul rôle est celui d’informer, d’analyser, de poser des questions de société, mais pas d’influencer des procédures judiciaires. En revanche, ce rôle existe malgré nous, comme dans le cas de Gérard Miller, PPDA ou l’Abbé Pierre. C’est suite à la médiatisation de ces affaires que des tas de victimes ont pu se manifester. Selon moi, c’est l’une des réponses à apporter à l’accusation de tribunal médiatique, à l’idée selon laquelle les victimes se feraient justice en se plaignant dans la presse au lieu de passer par la justice. Je dirais que c’est en fait l’inverse. La presse s’empare des questions de violences sexuelles et révèle des affaires. Et le fait que certaines se manifestent peut finalement aider l’institution judiciaire.

Être plusieurs à témoigner, est-ce toujours un atout?

Non, car il y a la crainte d’être accusées d’avoir fomenté un complot. Quand il y a plusieurs victimes, c’est un argument fréquemment utilisé par la défense des hommes mis en cause. On accuse les plaignantes de vouloir s’organiser pour nuire à cet homme, pour se venger ou pour réclamer de l’argent. Le fait même de se lier expose paradoxalement à tout un tas de risques d’être encore moins crues. D’un côté, il y a cette perspective immense d’être légitimée, puisqu’on n’est pas la seule à dénoncer quelqu’un et donc, on n’est pas folle. D’autre part, il y a toute de suite cette perspective d’être mise en position d’accusée.

Ce soupçon de complot est-il particulièrement présent dans le cas d’affaires médiatiques ?

Absolument. C’est d’autant plus fréquent dans les cas d’hommes publics, médiatiques, et c’est systématiquement accompagné de ce fantasme selon lequel des victimes qui dénoncent un homme pourraient se faire de l’argent. Alors que c’est l’inverse : une procédure judiciaire demande énormément d’argent, comme le démontre le rapport de Lucile Peytavin et Lucile Quillet pour la Fondation des femmes. Pour les anonymes, ce soupçon de vouloir gagner de l’argent est moins présent, mais j’ai entendu des avocat·es de la défense me dire que des femmes pouvaient s’organiser par déception amoureuse, pour nuire à quelqu’un qui les aurait déçues sur le plan sentimental.

En réalité, qu’est-ce que ces relations entre sœurs de plainte apportent aux co-victimes ?

Quand cela se passe bien, ça peut apporter un niveau de compréhension et de proximité quasi totales. Car on est tout de suite sur un plan d’intimité absolue. Certaines de mes sources se sont fait des tatouages identiques, certaines partent en vacances ensemble, il y a même des soeurs de plainte qui finissent par vivre ensemble ! Cela peut aussi créer toute une dynamique qui leur permet d’engager des actions judiciaires ou extra judiciaires, symboliques. Les groupes d’Issé et Loctudy sont allés, par exemple, jusqu’à rencontrer le Pape et obtenir de ce dernier des excuses officielles au nom de l’Église.

Dans les relations entre sœurs de plainte, y-a-t-il aussi des échecs ?

Oui, et c’est important de le souligner. Comme dans toutes relations, il peut y avoir des conflits, des zones de turbulences, d’ombre etc. Apprendre que l’on n’est pas la seule victime, ça peut être d’une grande violence. Non seulement on se débat avec son propre trauma et ses propres fantômes, mais on apprend soudain que quelqu’un d’autre partage les mêmes. Il y a forcément un sentiment d’empathie qui crée de la souffrance supplémentaire, et il peut y avoir un sentiment de culpabilité : la victime se demande ce qui se serait passé si elle avait parlé plus tôt. Si elle aurait pu contribuer à éviter d’autres agressions. C’est difficile et cette violence peut conduire certaines victimes à refuser d’être mises en contact, parce que c’est trop de douleur à encaisser en plus de ce que l’on subit déjà. Il peut aussi y avoir une peur de ne pas savoir gérer une autre douleur. On peut craindre de se retrouver face à des personnes fragiles et ne pas avoir envie de les accompagner, de les aider, d’être la soignante. Parfois, ce sont les visions de la procédure judiciaire qui divergent. Si l’une veut déposer plainte et l’autre pas, on peut se sentir trahie. Si l’une ne veut pas témoigner parce qu’elle a peur de la police, ça peut être vécu comme une trahison. Quand on est déjà fragilisée par une agression, tout est vécu encore plus fort. Puisqu’en l’autre réside notre espoir de salut, de justice, de guérison.

Cette relation de sororité survit-elle à un échec sur le plan judiciaire ? À un classement sans suite, par exemple, comme ce fut le cas pour toi ?

Il n’y a pas de règle, toutes les situations sont différentes. Certaines sœurs de plainte se laissent en cours de route. Passée la collaboration judiciaire, ça se distend, il n’y a plus du tout de contact. Pour d’autres en revanche, ça devient plus fort. Faire évoluer cette relation peut au contraire devenir le seul horizon de réparation. Certains groupes de co-victimes, comme dans l’affaire Florian Varin ou Léo Grasset, discutent très régulièrement, s’envoient des photos de leurs enfants. Elles se sont rencontrées dans une salle d’audience, chez la juge, devant l’homme qui les a violées et a tenté de les tuer, et aujourd’hui, elles ne parlent quasiment plus de lui, mais de ce qu’elles construisent, de leur vie de femmes. C’est dans cette évolution qu’on trouve aussi du réconfort et qu’on mesure à quel point on avance.

Sœurs de plainte, d’Alizée Vincent (Stock) 318 pages, 14,99 euros



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Author : Faustine Kopiejwski

Publish date : 2024-10-03 14:22:37

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